Les boutiques de mode se ressourcent au design

Céramiques de jeunes créateurs, mobilier vintage, décoration sur mesure… les boutiques de mode se muent en galeries de design pointu ! Analyse du phénomène par des spécialistes.

Les boutiques de mode se laissent prendre au jeu de la séduction en faisant appel à des designers reconnus pour habiller leurs intérieurs, à l’image de ceux des galeries d’art.

Un goût commun pour le beau

Les marques, telle l’enseigne de prêt-à-porter et d’accessoires de luxe Loewe, font appel à des décorateurs. Ici, rue Saint-Honoré, à Paris.
Les marques, telle l’enseigne de prêt-à-porter et d’accessoires de luxe Loewe, font appel à des décorateurs. Ici, rue Saint-Honoré, à Paris. Loewe

Au 46, avenue Montaigne, à Paris (VIIIe), les tapis de laine du designer textile John Allen accueillent des fauteuils Utrecht, un bleu et un vert, de Gerrit Rietveld, qui voisinent avec une chaise en bois signée George Nakashima, une table basse d’Axel Vervoordt, des tables vintage de Bruno Martini ou encore un banc d’inspiration brutaliste signé du couple d’ébénistes anglais Jim Partridge et Liz Walmsley…

Avec de telles références, on pourrait presque imaginer qu’une galerie de design vient d’ouvrir dans le Triangle d’or parisien des boutiques de mode. Perdu ! Bienvenue chez Loewe, l’enseigne de prêt-à-porter et d’accessoires de luxe, portée par le directeur de la création Jonathan Anderson, grand amateur d’art, de design et d’artisanat, qui a lancé en 2016 le Loewe Foundation Craft Prize pour récompenser de jeunes artistes et artisans !

À l’instar du styliste irlandais, les marques de mode sont de plus en plus nombreuses à choisir les meilleurs décorateurs et le mobilier le plus pointu pour habiller leurs lieux de vente. Le chausseur Michel Vivien a ainsi fait appel à l’architecte d’intérieur Sophie Dries et au spécialiste du vintage Gilbert Kann (qui a chiné pour lui des luminaires en métal doré du sculpteur et designer Philippe Hiquily). La boutique Yves Saint Laurent a proposé une installation consacrée au mouvement Memphis il y a quelques mois, mais expose généralement des fauteuils signés Pierre Jeanneret.

Chez Lanvin, on arbore des tabourets en bois sculpté du jeune créateur Frédéric Imbert. La nouvelle adresse de Sonia Rykiel a été pensée par la toute jeune et néanmoins hyper-hype agence d’architecture Uchronia… Ces enseignes, aussi différentes soient-elles, abandonnent toutes les ambiances éphémères, qui faisaient la signature et la dynamique de l’univers de la mode, au profit d’un mobilier pérenne, offrant un vernis patrimonial à leur « maison ».

« Elles ont compris que faire appel à un designer pour leur décoration constituait une valeur ajoutée, détaille Amandine Dubessay, responsable de la filière Création mode design et déléguée générale de Paris, Capitale de la création à la chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Paris. La mode est un domaine où les marques font spécialement attention à leur image, plus que dans d’autres secteurs. Ce dialogue est naturel, tant les deux univers de la mode et du design ont des points communs. »

De fait, Amandine Dubessay est également responsable du tout nouveau programme d’incubation Paris Shop & Design, qui vise à accompagner un commerçant à l’occasion de l’ouverture ou de la rénovation d’un lieu parisien accueillant du public.

Un dialogue fertile

Les œuvres sculpturales, souvent en céramique, de Floris Wubben, ou celles, plus fonctionnelles, de Kalou Dubus, ornent les boutiques d’Isabel Marant dans le monde entier, comme ici, à Barcelone.
Les œuvres sculpturales, souvent en céramique, de Floris Wubben, ou celles, plus fonctionnelles, de Kalou Dubus, ornent les boutiques d’Isabel Marant dans le monde entier, comme ici, à Barcelone. Salva Lopez / Isabel Marant

« Ce dialogue peut être sincère, indique Jean Révis, fondateur de MAD Talent, cabinet de conseil spécialisé en retail (commerce de détail) pour des marques premium et de luxe, notamment lorsqu’il s’agit d’enseignes qui se sont bâties sur une histoire réelle. Comme la boutique Chanel, qui s’empare de l’imaginaire de l’appartement pour recréer celui, fantasmé, de Gabrielle Chanel au Ritz. Le deuxième exemple, ce sont les artistes qui veulent contrôler totalement l’image de leur maison, tel Hedi Slimane pour Celine, qui va jusqu’à dessiner le mobilier ou s’occuper des photos des campagnes publicitaires. Ces personnalités font des choix très précis pour concevoir l’espace dans lequel “projeter” leurs clients. Le troisième cas de figure, c’est la vision du monde et les centres d’intérêt que le créateur voudra transmettre à ses clients : Jonathan Anderson, chez Loewe, montre des œuvres d’art et du mobilier qu’il pourrait très bien avoir chez lui. »

Cette même curiosité guide depuis ses débuts Emma François, la fondatrice de la marque Sessùn, ou encore la styliste Isabel Marant. Cette dernière impose depuis quelques années un univers exigeant, faisant appel aux meilleurs designers de la très avant-gardiste Design Academy Eindhoven, aux Pays-Bas, pour meubler ses boutiques, après avoir notamment sollicité le collectif d’architectes Ciguë pour les concevoir (voir IDEAT HS Archi #22)

Du mobilier, déconnecté des saisonnalités de la mode et des collections, défile ainsi à ses adresses. « Au début, nous nous concentrions surtout sur les structures et puis nous nous sommes naturellement tournés vers les décors. Nous avons alors simplifié l’espace et avons fait appel à des designers, des artistes et des artisans, venant de domaines qui rendent chaque lieu inattendu et nous sortent de la standardisation. Coups de cœur, rencontres… tout s’est fait de manière organique ; des designers nous en ont présenté d’autres, certains ont même grandi et évolué grâce à nous. C’est un vrai ping-pong créatif dans lequel nous nous investissons sérieusement », raconte Hélène Mechin, directrice de la communication et de l’image d’Isabel Marant.

Le cocon d’osier de l’architecte d’intérieur Aurélie Rambert pour la rue de Charonne, à Paris.
Le cocon d’osier de l’architecte d’intérieur Aurélie Rambert pour la rue de Charonne, à Paris. NTAkAGI

À tel point que, dans ce cas, elle joue le même rôle avisé qu’un galeriste. Les œuvres sculpturales, souvent en céramique, de Floris Wubben, ou celles plus fonctionnelles de Kalou Dubus se sont ainsi épanouies dans ce dialogue et font désormais partie de l’identité de la griffe. « Les pièces sont différentes selon les boutiques, mais nous travaillons avec les mêmes artistes et cet ensemble compose quelque chose qui nous est propre », révèle Hélène Mechin.

« En revanche, ce qui ne marche pas du tout, ce sont les marques de fast fashion ou de luxe abordable qui vont proposer en guise d’atmosphère trois copies de Charlotte Perriand… », cingle Jean Révis. « Et lorsqu’elles ont découvert ma réalisation pour Isabel Marant, certaines sont venues me voir afin que je fasse sensiblement la même chose pour elles », se désole Kalou Dubus.

C’est d’ailleurs pour les encourager à construire un univers cohérent que la plateforme Le French Design by VIA et la CCI de Paris ont lancé l’incubateur Paris Shop & Design cité plus haut : pour accompagner les enseignes dans le choix d’un décorateur et de pièces de design.

Et les designers, de leur côté, qu’ont-ils à gagner de cette exposition ? Les boutiques de mode feraient-elles désormais concurrence aux galeries de design ? Si elles sont prescriptrices, elles ne vendent pourtant généralement pas de mobilier, au contraire de ces dernières. « En revanche, pas mal de gens, dont ceux de la Galerie Desprez Bréhéret, qui me représente, m’ont découverte grâce à Isabel Marant il y a quatre ans, alors que je n’étais qu’une débutante. Cela a aussi été décisif auprès des journalistes et des clients », se rappelle la céramiste Kalou Dubus.

Et si, à l’heure où les marques de mode multiplient les collections de meubles, Isabel Marant est très attendue sur ce segment, pour le moment, le mélange des genres n’est pas un sujet pour elle. Au contraire d’Emma François, qui, elle, s’est décidée à franchir le pas.

À force de faire travailler des artisans pour décorer ses adresses, l’enseigne a commencé à vendre des pièces. Avant de donner le jour à Sessùn Alma, un endroit où les vêtements voisinent avec du mobilier, des objets en céramique et des bougies : « Nous avons toujours fait appel à des professionnels pour nos décors et à des architectes locaux afin que chaque adresse soit un espace singulier, Aurelie Rambert à Paris, Cobalto Studio à Madrid. »

Là se tisse un dialogue très fertile entre design et mobilier. À tel point que la nouvelle collection Sessùn « Retour à la terre » s’inspire clairement de l’artisanat, comme une preuve ultime de ce lien indéfectible.

> Pour dénicher les adresses des boutiques d’Isabelle Marrant, c’est par ici.