Sous les grappes de lampes Le Sfere, de Gino Sarfatti, la danseuse Nikoline Due Iversen est l’héroïne de la vidéo réalisée pour Saba Italia. La gageure ? Souligner toute la singularité de la table Teatro Magico, réunion d’un plateau ovale ou rond et d’un pied cannelé digne d’une colonne antique. Le film suggère la pluralité d’usages, du salon aux bureaux directoriaux, de cette création signée de l’agence milanaise 967 Arch.
Une oeuvre architecturale
Il fallait faire sentir une originalité égale au plan du Teatro Regio lui-même qui, selon Carlo Mollino, emprunte aux courbes des hanches d’une femme… Paola Giunti, directrice de la communication du lieu, nous relate comment le danseur étoile Mikhaïl Baryshnikov, fasciné par les sulfureux Polaroids de l’architecte designer, aussi photographe de nus, déclara un jour être venu danser là, porté par l’idée de se mouvoir dans le chef-d’œuvre de l’architecte.
Le Teatro Regio n’exprime pas seulement le captivant mystère du monde de son auteur, il raconte Turin. Ainsi, le mur donnant sur la rue est orné de bas-reliefs en « pointes diamants » tandis que le haut est semé d’étoiles à huit pointes sculptées dans la brique.Elles évoquent les façades du somptueux palais Carignan, autre joyau architectural de la cité. Selon Paola Giunti, Turin, malgré son austérité presque militaire, a accouché de grands excentriques. Mollino pouvait assister à des dîners chics, accompagné de l’un des modèles posant pour ses clichés. Paola Giunti fait également remarquer que la façade et l’entrée du joyau sont maintenues à distance de la place Castello, qui l’accueille par une galerie d’arcades.
Jadis, ce Théâtre royal appartenait à la cour et ne comportait aucune porte d’entrée : rois et reines avaient à peine besoin de sortir du palais royal voisin pour aller à l’opéra. Le 12 février dernier, la salle de spectacle rouvrait avec La Bohème, de Giacomo Puccini, inaugurée ici même en 1896. Le Teatro Regio est le plus ancien d’Italie après le San Carlo à Naples.
Dès 1713, le roi Victor-Amédée II de Savoie en décide la construction. En 1738, son fils et successeur, Charles-Emmanuel III, lance enfin le chantier, qui ne durera que deux ans, un exploit à l’époque. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le Teatro Regio devient la propriété de la Ville. Mais en 1936, un incendie détruit tout sauf la façade. La restauration ne débute qu’après-guerre. Entre 1959 et 1962, les architectes Aldo Morbelli et Robaldo Morozzo Della Rocca s’emparent du programme. Morbelli s’éteint en 1963 et son vieux coéquipier est écarté de l’aventure. Son assistant, Marcello Zavelani Rossi, va alors reprendre le projet en même temps que s’annonce l’architecte et ingénieur Carlo Mollino, au soir de sa carrière.
Entre l’œuf et l’huître
Son Teatro s’élève sur huit étages en tout, dont la moitié sont souterrains. D’entrée, la magie opère. L’entrée est ceinte de douze portes à deux battants en cristal séparées par des diaphragmes de granit. Escaliers, rampes et passerelles, tout est de Mollino… La bâtisse descend donc jusqu’à quatre niveaux sous le sol pour les salles de répétition ou les magasins. C’est par là que se niche le Piccolo Regio, un auditorium de 400 places. À 7 mètres au-dessus du sol, quatre ponts aériens vitrés relient le petit foyer à l’étage noble de la Palazzina Alfieri, partie ancienne où se trouvent les bureaux.
La partie moderne accueille la salle, 1 398 sièges, 31 loges, sous un plafond violet constellé de 1 762 tubes lumineux très fins et de 1 900 tiges en Perspex qui réfléchissent la lumière, faisant de ce grand lustre un véritable nuage de stalactites réalisé par l’Arteluce de Gino Sarfatti. Cette coque tient du cylindre, posé dans l’espace vide du foyer. Son pourtour en fer à cheval abrite un parterre incliné en ellipse, couronné d’une volée de loges suspendues, toutes dotées d’une arrière-loge. Pour Mollino, « cette salle oscille entre l’œuf et l’huître à moitié ouverte ». La scène semble être enchâssée dans un giga-poste de télévision rétro.
Pour Paola Giunti, « le Teatro Regio est un théâtre démocratique d’où l’on voit bien, quel que soit le prix de la place, et avec de grands foyers et deux bars pour se rencontrer. C’est une bulle seventies avec des matériaux d’époque que le revival vintage remet aujourd’hui dans le regard contemporain. Mollino, architecte et ingénieur du bizarre, n’a même pas hésité à utiliser du violet au plafond, ce qui n’existe dans aucun autre théâtre au monde. »
L’inauguration, le 10 avril 1973, se déroule avec la représentation des Vêpres siciliennes, de Verdi, dirigée par Maria Callas elle-même et Giuseppe Di Stefano. Un créateur doublé d’un ingénieur comme Mollino ne se sentait bridé par rien, au point d’engendrer son propre style baroque. Le maître s’est éteint peu après avoir vu éclore son testament artistique, qui reste plus que jamais à découvrir.
> Teatro Regio. Piazza Castello, 215, Turin. Teatroregio.torino.it