Les ingénieurs français Gérald Hanning et Vladimir Bodiansky, proches de Le Corbusier, aidèrent notamment à la conception de l’impressionnante dalle de béton du toit, posée sur quatre piliers carrés de deux mètres de côté chacun et permettant une circulation d’air intelligente. Même effet avec les gradins, édifiés comme des claustras, les immenses brise-soleil en aluminium laissant les oiseaux voler librement et dégageant une impression de dedans-dehors. Ne pas cacher la structure, ne rien habiller, révéler en transparence le processus de la construction, autant de signes qui portent la patte de Vann Molyvann. Anecdote : le seul ascenseur de l’époque fut emprunté par Charles de Gaulle, en 1964, lorsqu’il vint donner dans cet édifice son célèbre discours critiquant la politique américaine au Vietnam. Ce stade ne fut pas l’unique démonstration de puissance de Sihanouk. L’Institut des langues étrangères, voulu par le prince à l’entrée de la ville comme une vitrine de son système éducatif, est l’une des réalisations les plus abouties de l’architecte.
Les édifices sur pilotis, flottant sur des bassins évoquant le temple d’Angkor Vat, font référence à Le Corbusier ; la bibliothèque circulaire est suspendue à des pylônes de béton inclinés comme ceux de la Cité radieuse, à Marseille ; tandis que le bâtiment administratif rappelle le Palais du cinéma, sur le Lido, à Venise. Passerelles revêtues de terrazzo, gouttières décoratives, polygones de béton en frise qui font entrer l’air : l’ensemble est une mine de détails, suggérant le baroque, avec un impressionnant travail sur la lumière naturelle et les ventilations croisées. L’inauguration eut lieu en 1972, alors que l’architecte venait de s’exiler en Suisse, avant l’arrivée des Khmers rouges, qui firent régner la terreur dans le pays entre 1975 et 1979. Les polpotistes réquisitionnèrent et détruisirent beaucoup sur leur passage et ce qui perdure de l’oeuvre de l’architecte n’est pas, hélas, dans un bon état de conservation : du projet « 100 Houses », où cent maisons identiques formaient une cité idéale d’accession à la propriété pour les ouvriers, il ne reste que des fantômes ; l’ancien Institut Pasteur est aujourd’hui squatté par des familles et des chiens, enseveli sous les détritus ; à Siem Reap, le lounge VIP de l’aéroport, magnifique hommage à Frank Lloyd Wright, a été détruit.
L’homme qui dérange
Peu d’efforts ont été faits, hélas ! pour restaurer ou conserver les constructions. Suivre la trace de Vann Molyvann à travers le pays n’est pas un long fleuve tranquille. Beaucoup sont ceux qui aimeraient ne plus en entendre parler… C’est à Sihanoukville que l’on trouve les bâtiments les mieux préservés. Ancienne douce villégiature des colons français, la cité balnéaire est devenue un hub pour Chinois en goguette. Sept casinos, des chapelets d’hôtels bétonnés alignés sur le bord de mer, un océan de grues et des décharges à ciel ouvert : c’est bizarrement au coeur de ce chamboulement que nous découvrons la banque nationale, restée intacte, au milieu d’un complexe de logements pour le personnel. Les billets y arrivaient jadis de France par bateau. La résidence royale de Norodom Sihanouk est également debout, sur les hauteurs de la ville.
De l’autre côté, une immense brasserie, la Cambrew Brewery, distille toujours l’Angkor Beer. Un ensemble d’habitations accueillant près de 1 000 employés, gardées par une armée de vigiles. Il faut parlementer des heures pour décrocher l’autorisation d’entrer. Comment croire que l’on vient de Paris pour photographier une usine ? Les bâtiments portent la flagrante signature du maître : les pilotis, l’influence Bauhaus, avec les baies vitrées surdimensionnées, le blanc, le rouge… Et, bien entendu, le V inversé que l’on retrouve un peu plus loin pour soutenir le toit pointu d’une ravissante chapelle. Les mauvaises langues disent que Vann Molyvann voulait ainsi signer ostensiblement ses oeuvres de ses initiales… C’est faux, mais l’architecte, qui n’avait pas la réputation d’être très communicant ni très rieur, continue de faire des jaloux.
Un immortel négligé chez lui
Le retour de bâton fut d’ailleurs amer pour le « chouchou » de Sihanouk. Après sa période d’exil, en Suisse, Vann Molyvann revint au Cambodge en 1991. Il sera successivement président du Conseil des ministres, ministre de la Culture puis de l’Urbanisme et de l’Aménagement du territoire. Son rêve aurait été de se voir attribuer l’urbanisme de sa ville de naissance, Siem Reap, mais personne ne le lui a proposé et ce manque de confiance l’a blessé. La fin de sa vie s’y est déroulée dans une maison très simple et peu d’officiels assistèrent à ses obsèques, il y a deux ans. Il avait 90″ ns, emportant avec lui le souvenir de l’âge d’or du petit royaume asiatique. Les étudiants en architecture cambodgiens, qui le vénèrent, étaient là… Aujourd’hui, l’homme qui a offert à la brouillonne capitale cambodgienne la plupart de ses joyaux architecturaux n’est pas vraiment reconnu dans son propre pays. Aucune bibliothèque ne conserve ses archives personnelles, celles-ci prennent la poussière dans le bureau qu’il s’était aménagé au fond du jardin. Pourtant, s’il continue de fasciner autant de monde, ce n’est pas seulement par nostalgie. Vann Molyvann a inventé une manière exubérante d’être politiquement correct. Les sédiments de son travail creusent encore à travers le Cambodge une faille temporelle qui le rend immortel.