Pour sa première édition dans le Golfe en général et à Abu Dhabi en particulier, la foire de design Nomad a investi un aéroport désaffecté signé Paul Andreu, figure majeure de l’architecture du XXe siècle. Le Terminal 1 du Zayed International Airport, chef-d’œuvre moderniste aux accents moyen-orientaux, devient le décor spectaculaire d’un dialogue entre design contemporain, art, architecture et artisanat local. Un choix de lieu qui dit beaucoup de la manière dont Nomad conçoit l’exposition : comme une expérience immersive, ancrée dans l’histoire des bâtiments autant que dans les récits qu’ils abritent.
À lire aussi : Pépites architecturales : À Oaxaca, 5 hôtels de brique et de béton à découvrir absolument
Un aéroport historique
Lorsque Zayed ben Sultan Al Nahyane (1918-2004, qui a fondé les Émirats arabes unis en 1971, se rend en France pour la première fois, il atterrit dans un Paris Charles de Gaulle flambant neuf, inauguré en 1974. Selon la légende, il aurait été tant impressionné par l’architecture du bâtiment signé Paul Andreu (1938-2018), qu’il commissionne, la même année, ce dernier pour la construction du premier aéroport des EAU à Abu Dhabi.
Le résultat est une structure moderniste saupoudrée de motifs moyens-orientaux allant des arcs d’arabesques aux pare-soleil façon palmiers-dattiers en passant par la rotonde centrale en mosaïque. Désaffecté depuis 3 ans, le Terminal 1 revit enfin, sous la houlette de Nicolas Bellavance-Lecompte, cet Italo-canadien architecte, curateur, co-fondateur et directeur de Nomad, une foire de design, d’art et de joaillerie itinérante qui a déjà investi le Palais Bulle, à Cannes, le Palazzo Soranzo Van Axel de Venise, un bâtiment gothique construit en 1473, ou encore le Certosa di San Giacomo, à Capri, datant de 1371.
« Au début de son histoire, Abu Dhabi a été très active architecturellement« , confie Nicolas Bellavance-Lecompte. Une tradition qui se poursuit aujourd’hui, à travers notamment la construction du Cultural District sur l’île de Saadiyat, un hub fraîchement sorti de terre comprenant des bâtiments démentiels signés des plus grands architectes – citons seulement le Louvre de Jean Nouvel, inauguré en 2017, le Zayed Museum de Norman Foster, qui a ouvert ses portes le 3 décembre et la Abrahamic Family House de David Adjaye (2022), réunissant 3 lieux de culte, une mosquée, une synagogue et une église, toutes de la même superficie, qui communiquent entre elles grâce à un hall commun.
Autant de constructions récentes qui voient le jour chaque année et qui ont poussé les organisateurs de Nomad à installer leur foire de design dans un « bâtiment historique » puisqu’il s’agit de l’une des premières constructions majeures du pays. « Nous avons visité une vingtaine de sites, continue Nicolas Bellavance-Lecompte. Mais quand nous avons pénétré dans cet aéroport désaffecté, c’est devenu une évidence. » En juin dernier, la décision est prise : Nomad posera ses valises en novembre – et pour les quatre années à venir – au sein de l’emblématique Terminal 1 du Zayed International Airport.
Pour cela, les équipes ne se sont pas contentées de donner un coup de propre à ce lieu laissé à l’abandon, mais se l’est pleinement approprié : la signalétique, notamment, a été entièrement revue et corrigée dans le rouge Nomad signature, quand des hôtesses de sol en uniforme et des guides en combinaison réfléchissante façon techniciens de maintenance renforcent cette impression d’être dans un aéroport en activité.
Nomad, la foire itinérante qui invite au dialogue
« Departures », l’exposition d’ouverture
Après avoir passé la (vraie) sécurité, les visiteurs se retrouvent dans le hall des départs face à une première exposition d’envergure baptisée « Departures », réalisée en association avec Etihad Airways. Le thème abordé ? Le voyage, évidemment. La scénographie spectaculaire joue avec l’espace : les avions géants d’Ali Cha’aban, 12 PM Class (2019), pliés dans des tapis comme s’il s’agissait de papier, s’écrasent sur les comptoirs et les dépose-bagages. Posées un peu plus loin, les étoiles Eco Stellar façon Meccano grandeur nature conçues par Azza Al Qubaisi à partir d’aluminium recyclé et autres fragments de sièges récupérés sur des avions cloués au sol pendant la pandémie, transportent les voyageurs dans un futur cyberpunk.
L’artiste Kameh, quant à lui, ressuscite les bancs du Terminal 1 en les détournant de leur fonction utilitaire pour en faire des objets de mémoire, des témoins muets de séparations et de retrouvailles, désormais promus au rang de sculptures introspectives. Baptisée Last Call, cette œuvre réactive l’architecture brutaliste de Paul Andreu tout en offrant à ces assises revisitées dans un un rouge vif ultra glossy une « dernière chance » d’existence avant l’oubli.
Le meilleur de la foire
Une fois l’enregistrement effectué et les passeports contrôlés, les passagers s’engagent munis de leur carte d’embarquement Nomad dans un long couloir recouvert d’un tapis rouge flamboyant les guidant jusqu’à la rotonde principale. Tout autour de cette œuvre en mosaïque monumentale ont été installés les exposants : « Nous refusons les ‘white cubes’, ces boîtes blanches interchangeables qui sont la norme pour ce type d’événements, explique Nicolas Bellavance-Lecompte. Notre ambition est toute autre : penser l’espace d’exposition comme un propos et dialoguer avec le contexte préexistant. » Et si, au départ, les galeries étaient souvent réticentes à l’idée de devoir s’accommoder de stands ouverts, il faut bien avouer que le résultat est à la hauteur du projet.
Premier arrêt, le booth de la maison d’édition Parsa, fondée en 2020 par Shiva Shayan, éditrice iranienne, et le designer Thomas Vlach, en charge de la direction artistique, se démarque par sa moquette brune et sa palette chatoyante. Retenons notamment le fauteuil Draco, signé Thomas Vlach en bouclette brodée des dessins Sara Soleimani Qashghai, les chaises sculturales Attar, toujours de Thomas Vlach, ou encore les toiles psychédéliques de Nima Zaare Nahandi.
Plus loin, sur le corner de We Gallery – jeune galerie fondée il y a un peu plus d’un an par les Russes Anastasia Veselkina et Maria Karelina qui s’attache à mettre en lumière le mobilier latino-américain d’hier et d’aujourd’hui – la table basse Ghost de Juliana Vasconcellos (2016), le fauteuil Moeda en acier perforé de Zanini de Zanine (2010) et le chevet Bulle de Lucas Recchia (2023) trônent fièrement aux côté de la lounge chair Rio d’Oscar et Anna-Maria Niemeyer (1978).
La galerie Nilufar, institution milanaise s’il en est, a vu les choses en grand en prenant possession, pour l’une de ses premières activations dans la région, de toute une porte d’embarquement. Le couloir tapissé de moquette violette éclairé par un chemin de sculptures lumineuses en verre de Murano de Christian Pellizzari façon jardin botanique fantasmagoriques à la Nausicaa de la Vallée du Vent (Hayao Miyazaki, 1984), projette le voyageur dans un autre espace-temps…
Quant à Ninetto, galerie franco-grecque inaugurée en 2025 à Athènes, elle a investi l’ancien fumoir du Terminal 1 de son exposition « Apolis ». L’artiste français Hugo Avigo y fait surgir une constellation d’objets qui semblent arrachés à l’infrastructure urbaine – fragments de mobilier, ascenseur, signalisations… – mais vidés de toute fonction, comme glissés de la ville réelle vers une zone de (science-)fiction. Fidèle à sa pratique d’hybridation démesurée entre sculpture, peinture et installation, l’artiste français bouscule nos repères en jouant de formes extravagantes et d’échelles volontairement dissonantes, troublant la lecture même du quotidien.
L’artisanat à l’honneur
Ancré dans son territoire et désireux d’en dévoiler les richesses, Nomad accueille les lauréats du Concours de la House of Artisans d’Abu Dhabi, visant à faire le pont entre design contemporain et artisanat émirati d’hier et d’aujourd’hui. À la première place de la catégorie mobilier, l’assise Moza en métal tubulaire et aux accents Space Age de Khaled Al Shaker et Mohammad Samara sort la création moyen-orientale de ses clichés.
Une démarche qui se poursuit hors les murs, au sein du lobby de l’hôtel Jumeirah sur l’île de Saadiyat qui, en partenariat avec Nomad et Arnaud Morand, commissaire indépendant et conseiller artistique du groupe hôtelier, présentait, à travers l’exposition « Shifting Terrains », les œuvres de Datecrete, Kameh, Mary-Lynn Massoud, Georges, Mohasseb et Neda Salmanpour.
« Pour Jumeirah, l’alliance avec NOMAD ne relève pas de la simple décoration hôtelière : il s’agit de nourrir un véritable écosystème, explique le curateur. À travers l’exposition « Shifting Terrains » notamment, nous invitons une nouvelle génération de designers, aux côtés de figures déjà reconnues du Golfe et de la région, à ancrer leur travail dans le territoire et ses communautés […]. Plutôt que d’acquérir des objets interchangeables […], nous choisissons d’investir dans des démarches : la recherche sur les matériaux, les filiations artisanales, les coopératives portées par des femmes, et des designers qui expérimentent in situ et inscrivent leur réflexion dans le temps long. Nomad apporte à cet ensemble un cadre curatoriel d’une grande exigence et, ensemble, nous cherchons à montrer que l’hospitalité peut devenir une véritable infrastructure culturelle – un espace où les créateurs arabes et régionaux ne sont pas une touche décorative ajoutée, mais les auteurs des récits, des formes et des horizons que rencontrent les invités. »
À lire aussi : Utopies architecturales : ces projets fous que la réalité n’a jamais rattrapés