Pour pouvoir penser le monde en images, tel que le préconise le photographe Raymond Depardon, il importe de déposer son regard sur l’oeuvre de photographes émergents. Du narcissisme amplifié par les réseaux sociaux au phénomène de gémellité qui pose la question du double, en passant par la guerre en Ukraine, voilà trois expositions à voir au mois de décembre pour philosopher en cette fin d’année.
Pour questionner l’obsession du moi : John Yuyi à la 193 Gallery
À la 193 Gallery, la photographe taïwanaise John Yuyi explore les représentations de son propre corps pour questionner le rapport à la surexposition des individualités, notamment sur les réseaux sociaux. Ayant suivi une formation en design de mode, elle affute son regard sur cet univers et déploie une œuvre photographique en relation avec l’exposition des corps et la marchandisation des objets.
Titré Yuyi’s body en référence au corps qui lui sert de support pour aborder cette obsession du Moi, l’exposition donne à voir une large sélection d’autoportraits dans lesquels John Yuyi véhicule ses idées. Sur certaines images, son visage est couvert de code-barres et de mots ou phrases tels que « You can never please anyone so just please yourself » qui renvoient à ces affirmations présentes sur les réseaux sociaux pour encourager chacun à s’affirmer, se révéler et s’exposer plus encore.
Le corps est ainsi ramené à un état d’objet de consommation comme en témoigne la photographie Yuyi cup noodle sur laquelle son visage apparaît comme étiquette d’un paquet de nouilles instantanées. Tantôt transformé en objet de consommation, tantôt érigé en objet d’art, le corps de Yuyi se décline à l’infini dans cette exposition qui pose la question de cette quête obsessionnelle de soi dans une ère ultra-connectée.
> Yuyi’s body, John Yuyi à la 193 Gallery, jusqu’au 23 décembre 2022, 24 rue Béranger, Paris 3e
Pour réfléchir à la notion d’image : Alexander Gronsky à la Polka Galerie
Alors que la guerre fait toujours rage en Ukraine, la Polka Galerie présente actuellement le travail du photographe russe Alexander Gronsky, dans une exposition intitulée Something Is Going On Here. À travers ses images de paysages moscovites qu’il capture depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, il propose une réflexion sur la façon dont la vie suit son cours en Russie.
Si la première photographie qui ouvre l’exposition donne à voir, et presque à entendre, une manifestation pro-Kremlin, les autres révèlent des scènes silencieuses et figées par le blanc manteau de neige qui recouvre la ville. En tournant son objectif là où rien ne se passe, Alexander Gronsky met en lumière ce curieux phénomène qui se produit lorsqu’un pays est assiégé et l’autre demeure tranquille. Des enfants jouent dans la neige et font de la luge pendant que des immeubles en travaux s’érigent dans les paysages. Face à ces fragments visuels de vie quotidienne, le vacarme assourdissant des bombes qui tombent à quelques kilomètres semble presque irréel.
Pointer du doigt l’anormalité de la réalité permet à Alexander Gronsky d’explorer la complexité des situations dans lesquelles sont plongés l’Ukraine et la Russie mais aussi les pays frontaliers comme l’Estonie. En retravaillant les couleurs de ses images et en isolant les personnages de ses tableaux, le photographe propose une réflexion sur l’image elle-même, qui devient tout à la fois support documentaire et fictionnel, rappelant à bien des égards le travail du photographe norvégien Jonas Bendiksen.
> Something Is Going On Here, Alexander Gronsky à la Polka Galerie, jusqu’au 11 janvier 2023, 12 rue Saint-Gilles, Paris 3e
Pour explorer la gémellité : Bénédicte Kurzen et Sanne De Wilde à la Fisheye Gallery
Intriguées par le taux de natalité de jumeaux très élevé au Nigeria, et plus exactement dans la ville d’Igbo-Ora, les photographes Bénédicte Kurzen et Sanne De Wilde collaborent autour du projet Land of Ibeji (ibeji signifie à la fois « double naissance » et « deux inséparables »), dont une partie est aujourd’hui exposée à la Fisheye Gallery.
Parties pour rencontrer les communautés yorubas du pays africain, elles recueillent des témoignages et retranscrivent cette expérience visuellement. En résulte des œuvres colorées qui mêlent photographies et peinture, impressions sur miroir et métal, doubles expositions… Qu’il s’agisse de portraits de jumeaux en plein pied isolés dans l’image ou des scènes de vie desquelles ne ressortent que les visages de jumeaux — les autres ayant été recouvert par des coups de pinceaux —, la question du double est mise en exergue plastiquement.
À l’instar de l’albinisme dans d’autres zones du territoire africain, la gémellité est soit vénérée, soit diabolisée. Au-delà des pratiques culturelles inhérentes à ce phénomène, les deux photographes déploient une réflexion sur l’identité duelle et son aspect spirituel, tel qu’il est envisagé dans ces communautés. La question du double revêt en effet une symbolique puissante que Bénédicte Kurzen et Sanne De Wilde parviennent à mettre récit, à travers des images aux couleurs rehaussées à l’aquarelle et repeintes à la gouache, évoquant ainsi les techniques traditionnelles de studio photo nigériens.
> Land of Ibeji, Sanne De Wilde et Bénédicte Kurzen à la Fisheye Gallery, jusqu’au 7 janvier 2023, 2 rue de l’Hopital Saint-Louis, Paris 10e