De Stockholm à Helsinki en passant par Copenhague ou Malmö (Suède), une nouvelle génération de designers venus du nord de l’Europe n’hésite pas à se démarquer de l’esthétique traditionnellement épurée du design nordique et se tourne de façon totalement décomplexée vers le maximalisme. En guise de manifeste, des valeurs résolument actuelles sous-tendent cette (r)évolution : le local, le durable, l’expérimental, le collectif et le fun !
Comme le revendiquaient déjà les designers radicaux italiens dans les années 70, une lame de fond iconoclaste abolissant le clivage entre fonctionnel et émotionnel – craft et tech, ego et collectif, pièces uniques et séries industrielles – traverse aujourd’hui le monde du design scandinave (comprenant dans cette acception la Finlande et l’Islande, en plus de la Suède, du Danemark et de la Norvège).
Elle bouscule les codes, repousse les frontières entre les disciplines et revitalise le vernaculaire en explorant de nouveaux scénarios locaux de création, de fabrication, de communication ou de distribution. Cette fusion des cultures maker et hacker est parfaitement en phase avec la lisibilité visuelle instantanée qu’exigent les médias sociaux. Des canaux de communication que ces digital natives (générations nées avec le numérique) s’approprient naturellement avec légèreté et transparence.
Fondée par Antti Hirvonen, ex-collaborateur d’Artek et de Tom Dixon, et Miklu Silvanto, directeur du design chez Bang & Olufsen passé par la case Apple, la marque finlandaise Vaarnii est ainsi apparue en mode teasing sur le radar des amateurs de design fin janvier 2021, avec une série de photos habitées d’un esprit road-movie rural postée sur Instagram.
En pleine pandémie, ce manifeste slow, local et disruptif – à savoir propulser le pin, connoté bon marché et ennuyeux, voire moche, en mobilier brutaliste ultra désirable – ne pouvait pas tomber plus juste puisque la chauffeuse de Max Lamb et le banc de Kwangho Lee sont d’ores et déjà cultes. Pour cette jeune génération de designers-entrepreneurs nordiques, la conscience quasi épidermique de la raréfaction des ressources de la planète est ce qui définit toute action.
D’où cette exigence innée de circularité et cette conviction qu’il faut produire local et green, mais aussi moins : soit des séries limitées, des collaborations et du sur-mesure. Et secouer le cocotier – pardon ! le pin, l’épicéa, le bouleau… – du design nordique historique (dont les rééditions consciencieuses continuent néanmoins de représenter une part essentielle du chiffre d’affaires d’éditeurs tels que Fritz Hansen, Artek, Gubi ou House of Finn Juhl) pour flirter tant avec le tabou qu’avec la nécessité d’expérimenter.
S’émanciper des années 50
Pour Hanna Nova Beatrice, fondatrice du magazine suédois The New Era et chef de projet au sein de la Stockholm Furniture and Light Fair, « les marques danoises (Hay, Muuto, &Tradition entre autres, NDLR) ont joué un rôle pivot ces vingt dernières années en soutenant la nouvelle vague de designers scandinaves, particulièrement les Suédois et les Norvégiens. Dans le sillage de cet éternel modernisme fifties actualisé, quelque chose de différent a fini par émerger en Scandinavie. Un désir de prises de paroles indépendantes, un vocabulaire neuf qui s’articule autour des ressources locales », analyse-t-elle.
Début septembre, la Stockholm Design Week mettait un coup de projecteur sur ces talents émergents avec l’exposition « Moving Forward » (aller de l’avant). Parmi les pièces les plus remarquées figurait un fauteuil de Fredrik Paulsen, à la silhouette trapue mais graphique, réalisé en pin teinté rouge vif. Le designer suédois, à l’initiative de la plate-forme de vente aux enchères de design expérimental Örnsbergsauktionen, s’amuse souvent à dire que ses premières créations de design ont été, adolescent, des obstacles de skateboard.
Il vient de lancer sa propre maison d’édition, la bien nommée Joy Objects, qui fonctionne comme un e-shop proposant son assise Chair One en aluminium coloré. « Moving Forward » a également permis de découvrir les meubles en impression 3D des suédois Ekbacken Studios et Interesting Times Gang. Des assises réinventées par l’apport du numérique, la maîtrise des algorithmes faisant dorénavant partie de la boîte à outils.
Le premier studio de design nordique regroupe un styliste, trois ingénieurs et un professeur d’informatique, unis par leur passion pour le design et la durabilité ; il est soutenu par l’une des fondatrices de la marque de mode House of Dagmar. La structure élégamment ondulée de leur chaise longue Eel (anguille, en français) est imprimée en 3D avec des granulés de polyamide provenant intégralement de filets de pêche recyclés. Le second a imaginé les sièges Kelp, toujours à base de filets « fantômes » (perdus ou abandonnés et presque invisibles), pour le restaurant étoilé Enjoy Bazaar qui a ouvert ses portes à Stockholm au printemps 2022.
Signé Lab La Bla, le banc Viper (en pin) proposait un étonnant dégradé de couleurs rouille et bleu électrique, obtenu avec des poussières d’oxydes récupérés sur des sites industriels miniers dans le nord de la Suède. Leur série de meubles BBQ utilise pour sa part l’épicéa, assemblé avec de la résine naturelle. La coloration du bois nécessite, selon les designers, qu’on le fasse « mariner puis qu’on le masse avec des oxydes métalliques récupérés ».
Moins et mieux : un mantra pris au sérieux
Ce mouvement d’expérimentation est tellement tellurique que le Salon du meuble de Stockholm lancera lors de sa prochaine édition (du 7 au 11 février 2023) Älvsjö gård, une plate-forme dévolue au design expérimental dans une demeure du XVIe siècle située à proximité de la foire : « Älvsjö gård est née du besoin de présenter ces nouvelles approches et d’élargir la conversation. Nous sommes de plus en plus attirés par l’idée de consommer moins, en achetant des objets plus spectaculaires, uniques et produits localement », confie Hanna Nova Beatrice.
Une même réflexion a poussé Hem à lancer « HemX », de petits objets d’artistes sélectionnés par des curateurs indépendants, édités à 100 exemplaires maximum. L’un des signes distinctifs de cette nouvelle génération repose sur l’audace chromatique, a contrario de la palette neutre associée au « design nordique ».
Certes, les imprimés de l’architecte austro-suédois Josef Frank, pour Svenskt Tenn, célébraient déjà la couleur dans les années 30, 40 et 50. D’où la carte blanche confiée par la marque fondée en 1924 à la coloriste hors pair qu’est India Mahdavi, lors de la Stockholm Design Week de septembre dernier – et l’exposition « Frankly Yours » qui en a découlé. Mais aujourd’hui, force est de constater qu’en design comme en mode des harmonies inédites s’imposent sous les latitudes nordiques.
À Copenhague, lors de la dernière édition de 3daysofdesign, Helle Mardahl proposait une expérience immersive dans son univers onirique avec des pièces (suspensions, vases, coffrets) façon bonbons géants d’Alice au pays des merveilles, tandis que le fleuriste, galeriste et décorateur Julius Værnes Iversen (studio Tableau) dévoilait « Flower Market », une collection de tapis inspirée par le marché aux fleurs de Copenhague et créée à partir de photos d’installations florales, réalisée en collaboration avec la marque suédoise Nordic Knots.
En Finlande – serait-ce le fait que l’héritage graphique de Marimekko fait partie du paysage culturel depuis les années 60 ? –, la couleur vibre plus que jamais. Élue « jeune designer de l’année 2021 » par Design Forum Finland, Hanna Anonen vient d’exposer à l’Institut finlandais, à Paris, ses suspensions multicolores Cocktail et ses boîtes en bois peint Plizé et Beebee (éditées par Hakola et Made by Choice).
À Helsinki toujours, l’artiste et designer textile Marianne Huotari, finaliste 2022 du Craft Prize de la Loewe Foundation et directrice artistique du fabricant de tapis Finarte, crée de délicates et surprenantes tapisseries murales constituées d’une multitude de pastilles en céramique, présentées dans le département art du Arabia Design Centre.
« Dans tous les pays nordiques se manifeste ce désir de quelque chose de différent, et les designers ouvrent la voie. Je vois vraiment émerger ce nouveau design nordique, même s’il n’est pas forcément aisé de lui trouver une réalité commerciale, mais des marques comme Vaarnii, Niko June et Hem le font avec brio et courage. D’autres suivront leur exemple », affirme, convaincue, Hanna Nova Beatrice.