En faisant appel à des mannequins moins stéréotypés, et en revendiquant une pratique artistique, cette nouvelle génération a non seulement réinventé le rapport au corps, mais aussi les valeurs sociétales qui vont avec. Focus sur dix photographes de mode qui réinventent le genre.
Dominique Issermann, l’essence du féminin
Première femme élue dans la section de photographie de l’Académie des beaux-arts en 2021, Dominique Issermann est l’une des grandes figures de la photographie de mode. Enfant, elle immortalise sa mère étendant des draps. Ce même drap qu’elle utilisera dans sa série mettant en scène le mannequin Anne Rohart, en 1987.
Avant de se consacrer à cette discipline, elle passera par la case cinéma aux côtés de Jean-Luc Godard. Découverte par Sonia Rykiel, elle collabore à ses campagnes pendant dix ans. Suivront les marques Dior, Chanel, Yves Saint Laurent et Nina Ricci, qui lui permettent de rencontrer top models, artistes et musiciens dont elle a toujours été proche. Elle a développé une technique d’éclairage unique, enseignée depuis dans les écoles sous le nom de « lumière Issermann » (un lumière très blanche éclaire le sujet plongé dans le noir absolu). Le corps de la femme demeure l’un de ses sujets préférés.
Sarah Moon, l’intemporelle
Elle aura marqué les années 70 et 80 par ses références cinématographiques et littéraires dans sa pratique. Pour Sarah Moon, la photographie de mode se construit autour d’un récit fictionnel dans lequel une femme d’une beauté évanescente évolue dans un monde hors du temps. Subtilement, elle joue des flous et ajoute du grain à ses tirages pour sublimer le vêtement et le modèle qui le porte.
Le personnage féminin qu’elle a créé pour la campagne publicitaire du parfum Loulou, de Cacharel, dans les années 80, est devenu une icône. Parfois, les visages cachés par un chapeau, privés du regard du mannequin, ne laissent apparaître qu’une bouche colorée. Souvent une dimension inaccessible, qui attire d’autant plus le regard, apparaît dans ses portraits. Le mystère plane toujours.
Juergen Teller, l’irrévérencieux
L’homme ose tout, partout, de jour comme de nuit, sans se prendre au sérieux, tout en considérant la photographie de mode avec infiniment de respect. Si l’Américain William Klein fut le premier à shooter les mannequins professionnels hors des studios, Juergen Teller ira plus loin en choisissant des personnalités sans rapport avec les canons en vigueur et sans maquillage.
Dans toutes les capitales, il prend en photo aussi bien des anonymes que des célébrités. Tous au même rang. L’œuvre irrévérencieuse de Teller convoque des villes festives, trash ou en guerre. Chez lui, la beauté côtoie la laideur et la misère. Ses contrastes et ses décalages ont toujours séduit les créateurs de mode. Sa complicité avec Charlotte Rampling pour la campagne Marc Jacobs est évidente… Depuis trente ans, il suit un chemin qui lui va bien.
Synchrodogs, un duo engagé
Tania Shcheglova (née en 1989) et Roman Noven (né en 1984) forment les Synchrodogs depuis 2008. Jeunes photographes ukrainiens autodidactes, ils interrogent le lien entre l’homme et la nature. Vivant loin de Kiev, à Ivano-Frankivsk, petite ville proche des Carpates, ils sont ceux que la collection « Fashion Eye » (Louis Vuitton) a sollicités pour réaliser l’opus consacré à l’Ukraine.
Le couple y dévoile un univers poétique et onirique très personnel. Paysages et corps nus enchantent par leur fantaisie dans une approche pouvant s’apparenter au land art. Leur photographie est politiquement et éthiquement engagée en s’adressant à la jeune génération ukrainienne, marquée par la crise économique. Sensible à la cause environnementale, leur collaboration avec des marques comme Kenzo a été très remarquée. Sur leur page Instagram, @Synchrodogs, et sur leur site Synchrodogs.com, leurs images sont actuellement en vente au profit des victimes de la guerre en Ukraine.
Inez & Vinoodh, les glamours
Nés tous les deux à Amsterdam, Inez Van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, forment depuis leur rencontre un tandem pionnier de la retouche numérique, qui réalise de grandes campagnes internationales dont on reconnaît immédiatement l’univers typé années 90. Les expérimentations, les déformations et les illusions d’optique sont leur signature. Ils n’ont jamais craint de greffer des mains de femmes sur un corps d’homme, par exemple.
En couleurs ou en noir et blanc, leurs images reflètent leur désir de montrer un monde en pleine mutation. Rapidement, ils proposent des « mini-métrages » avec des stars comme Lady Gaga, pour Internet. Leur dernier forfait pour un célèbre magazine de mode américain, Vman, avec l’acteur Channing Tatum, confirme leur créativité sans limites, leur goût de l’expérimentation et leur sens du glamour.
David Sims, le so british
La campagne Loewe 2022, c’est lui. Anglais, discret et d’une imagination folle, David Sims réinvente à chaque fois son style. Aussi à l’aise en studio qu’en extérieur, il aime avant tout le mouvement, l’énergie. Ses modèles courent, sautent, comme un hommage vibrant à la période du Swinging London. Quand les mannequins ne bougent pas, David Sims intègre des fonds géométriques colorés pour mieux sublimer les créations de couturiers.
Grand admirateur de Richard Avedon, il a commencé sa carrière comme assistant du photographe et directeur artistique français Fabien Baron, qui lui présentera Kate Moss. En 1994, il est couronné Jeune photographe de l’année au Festival de mode, de photographie et d’accessoires de mode de Hyères, puis Photographe de l’année lors de l’édition suivante (voir aussi p. 160). Depuis, il a développé une signature visuelle graphique pour les campagnes Marc Jacobs, Stella McCartney et Prada.
Albert Watson, la légende
Né en 1942 à Édimbourg, le légendaire « œil » écossais vient de publier un ouvrage, Albert Watson – Une vision de la photographie (éditons Eyrolles), dans lequel le photographe précise sa longue pratique avec moult détails. Connu pour ses clichés de mode, mais aussi pour ses sublimes portraits d’artistes tels que Andy Warhol ou Hitchcock, il aime à rappeler qu’« une photo doit avoir un caractère mémorable, quelque chose qui vous saisit immédiatement ».
Il a commencé sa carrière dans les années 70, réalisant plus d’une centaine de couvertures pour Vogue, avec toujours le même désir de se renouveler et la même passion pour l’industrie de la mode. Albert Watson reste une référence absolue pour son immense maîtrise technique et sa curiosité, le conduisant à suivre la jeune génération, à commencer par l’Américain Ryan McGinley.
Charlotte Abramow, la féministe
Elle a déjà une longue carrière derrière elle depuis sa découverte de la photographie à l’âge de 7 ans. Repérée par Paolo Roversi lors d’un workshop aux Rencontres d’Arles, elle étudie aux Gobelins en 2013, à 19 ans.
Depuis, elle est aussi douée pour la réalisation (le clip de la chanteuse belge Angèle), la photographie de mode (Hermès) que dans son travail personnel. Elle enchaîne les commandes en développant une esthétique à tendance surréaliste. C’est naturellement qu’elle a accepté de shooter le défilé Jacquemus dans des champs de blé. Proche des valeurs du créateur, elle a su retranscrire les coulisses : « La maison Jacquemus est une résilience, un monde plein d’imagination et de vie. De manière absurde et surréaliste, elle joue avec les échelles, le très petit et le très grand, elle a la justesse du disproportionné. »
Ferry Van der Nat, le retour
Après avoir été chef cuisinier, maquilleur professionnel et dirigé sa propre boutique de vêtements, le Néerlandais Ferry Van der Nat revient au sommet comme photographe de mode. Autodidacte, il a commencé à prendre des Polaroid, des nus pour la plupart. Une galerie néerlandaise remarque ses clichés sur Internet et lui propose une exposition à Paris, pendant la Fashion Week.
Sa visibilité est telle que des magazines de mode lui passent commande. Mais c’est définitivement sa rencontre avec Tom Ford, dont il réalise la campagne de l’été 2019, qui lui offre une reconnaissance dans ce milieu. Le voilà reparti avec la marque londonienne Alan Crocetti pour la collection printemps-été 2022. Les portraits de Van der Nat cassent les codes traditionnels de la photographie de bijoux avec des images trash de jeunes démons urbains.
Marie Tomanova, l’activiste
Née en 1984 en République tchèque, Marie Tomanova s’installe aux États-Unis en 2011 après un master de peinture à la faculté des Beaux-Arts de l’université de technologie de Brno. Elle se tourne vers la photographie en abordant la thématique du déplacement, de l’identité et de la mémoire. Son travail sur la jeune garde artistique new-yorkaise, remarquée par des magazines underground pour son approche décomplexée, lui donne une vraie visibilité.
Tomanova fait la couverture du Vogue CS (Tchécoslovaquie) avec le top model Paulina Porizkova, sublimant le corps sexy du mannequin de 50 ans. Très à l’aise avec la nudité, la photographe n’hésite pas à se mettre elle-même en scène dans les rues de New York ou dans d’autres capitales. Si le corps, la sexualité et le genre restent au cœur de ses images, la question de l’acceptation de soi transparaît dans tout son travail.