Achille Castiglioni est un pur produit milanais. Il naît dans la capitale lombarde le 16 février 1918 et grandit dans une famille bourgeoise férue d’art avec ses deux frères aînés, Pier Giacomo et Livio. Leur père, Giannino, est alors un sculpteur et peintre renommé. Durant son enfance, le jeune Achille se passionne pour les objets, qu’il se met à collectionner frénétiquement. Une passion qui ne le quittera pas et qui est très présente dans son studio où trônent des vitrines remplies d’objets divers (des ciseaux, des lunettes en plastique, des cendriers…). Durant la Seconde Guerre mondiale, Achille Castiglioni est enrôlé dans un régiment d’artillerie, d’abord en Grèce, puis en Sicile où ses talents s’expriment dans la confection de cartes géographiques. Il revient dès 1944 dans sa ville natale afin de valider son diplôme en architecture au fameux Politecnico.
Après-guerre, il rejoint le studio fondé par ses frères eux aussi architectes, mais les clients se font rares… Achille se passionne pour les nouveaux matériaux et les objets que l’on peut concevoir avec. La fratrie met au point une méthode créative singulière qui fusionne art et technologie au service de la fonctionnalité. En exposant le fonctionnement des objets, en les épurant, ils donnent naissance à une esthétique singulière.
« L’un de mes secrets est de toujours plaisanter »
En 1953, Livio décide d’abandonner ses frères pour se consacrer à des projets technologiques d’éclairage et de hi-fi. Dès lors, Achille et Pier Giacomo se spécialisent dans les projets de design et travaillent en parfaite symbiose jusqu’au décès de Pier Giacomo en 1968. Dans leurs objets, les Castiglioni recherchent avant tout la fonctionnalité et la simplicité. L’esthétique découle de ces deux valeurs cardinales…
Durant les fifties, leur travail de défrichage s’est souvent fait grâce à des expositions qui font avancer ses recherches : Triennale de Milan en 1954, puis d’autres pour des industriels italiens en plein boom économique comme Montecatini, Agip ou la RAI. En 1957, l’exposition « Colori e forme nella casa d’oggi » à Côme leur permet de montrer leur vision de l’habitat moderne, où styles du passé se mélangent aux matériaux et technologies d’après-guerre. C’est la première apparition publique des tabourets Mezzadro et Sella. On retrouve déjà dans ces deux futures icônes du design italien tout ce qui fait le sel des Castiglioni : le réemploi de pièces standard industrielles et d’objets du quotidien qu’ils détournent. « Il doit y avoir de l’ironie, à la fois dans le design et les objets. Je vois autour de moi une maladie professionnelle : celle de de prendre chaque chose trop au sérieux. Un de mes secrets est toujours de plaisanter… »
Cela rapproche le travail de la fratrie de Marcel Duchamp et de ses « ready-made ». La Sella, une selle de vélo fixée sur un pied lesté façon culbuto, était ainsi conçue pour téléphoner. A une époque où les communications coûtaient cher, son confort était volontairement limité pour ne pas que les conversations s’éternisent… Quant à son faible encombrement, il lui permet d’être installé dans les couloirs, où se trouvaient les téléphones. Le tabouret Mezzadro est lui constitué d’une assise en métal incurvé empruntée aux tracteurs, d’un pied en porte-à-faux et d’un bloc de hêtre pour le stabiliser au sol. Dans les deux cas, le design se fait épuré et lisible, se concentre sur l’ergonomie, ce qui séduit l’éditeur Zanotta, qui commercialisera plus tard ces deux assises.
En 1955, pour sa lampe Luminator, Achille Castiglioni reçoit le premier d’une série de neuf Compasso d’Oro, le prix le plus prestigieux du design italien, dont le dernier décerné en 1989 « pour avoir élevé le design aux plus hautes valeurs de la culture par son expérience irremplaçable ». L’éclairage passionne Achille Castiglioni et il va bientôt avoir l’occasion de le démontrer à grande échelle…
Au début des années 1960, deux industriels milanais réputés, Dino Gavina et Cesare Cassina, créent Flos (fleur en latin) pour éditer des luminaires dans un nouveau matériau synthétique dont ils viennent d’acquérir les droits. Ils sollicitent les frères Castiglioni pour dessiner les premiers modèles. Les lampes Cocoon et Gatto enferment ainsi des ampoules dans une gangue de ce film plastique qui adoucit la luminosité. Au-delà de ce matériau, les Castiglioni débordent d’idées, que Flos ne tarde pas à éditer. Ils livrent une série de projets qui feront son succès (et continuent de le faire soixante ans plus tard !). Prenez Taccia (1962), cette lampe, dont le pied rappelle les cannelures ioniques, est surmontée d’une sorte de saladier en verre surmonté d’une plaque réfléchissante en guise de réflecteur : sculptural et efficace.
La Toio (1962) s’inscrit dans la veine ready-made en perchant un phare de voiture sur un piètement haut minimaliste. Quant à l’Arco (1962), qui devient le best-seller des Castiglioni, il emploie un bloc de marbre de Carrare de 65 kg comme contre-poids à son immense bras qui permet d’amener de la lumière où l’on veut dans son salon.
« Les objets doivent nous tenir compagnie »
Au cours des années suivantes, Castiglioni continue ses expérimentations et livre à Flos d’autres modèles iconiques comme la Snoopy (1967), qui s’inspire à la fois de l’allure du fameux chien et des boules de bowling, ou la Parentesi (1971). Sorti trois ans après le décès de son frère, ce modèle est un concentré des recherches d’Achille Castiglioni : une parenthèse de métal (d’où son nom…) coulisse sur un filin de métal vertical et se bloque à la hauteur voulue. Elle était initialement livrée dans un emballage à plat révolutionnaire pour l’époque. Citons enfin la Frisbi (1978), qui elle aussi affiche un design extrêmement lisible en trois parties bien séparées : la suspension, l’éclairage et le diffuseur.
Toujours féru de technologie, Castiglioni dessine pour Brionvega une chaîne hi-fi révolutionnaire. Envisagée comme un meuble à part entière, la rr226 (1965) possède deux enceintes mobiles et un pied sur roulettes. Et contrairement à la plupart des produits japonais qui commencent à déferler sur l’Europe, elle est magnifique…
Trois ans plus tard, il dessine ce qui restera comme son objet le plus populaire – et de loin : un interrupteur ultra-simple et que l’on trouve aujourd’hui partout sans connaître son designer ! Son fils raconte que quand il arrivait dans une chambre d’hôtel, Castiglioni commençait par vérifier si elle était équipée de ce fameux interrupteur !
Comme une façon de conjurer le décès de son frère, Achille Castiglioni se lance dès 1969 dans l’enseignement. Il donne des cours de design industriel d’abord à Turin puis à Milan, au Politecnico dont il a fréquenté les bancs. Cela ne l’empêche pas de continuer à dessiner, notamment du mobilier pour Zanotta, comme le fauteuil Primate (1970) inspiré d’un gant de base-ball ou la table sur tréteaux Leonardo (1970).
Récemment réédité, le porte-pots de fleurs Albero (1983) continue d’explorer un nouveau vocabulaire de formes. Dans les années 1980 et 1990, il se concentre sur la scénographie d’expositions et continue ponctuellement à sortir un mobilier toujours plein d’humour. En 1998, Castiglioni dessine une de ses dernières lampes, la Diabolo. Quand il s’éteint le 2 décembre 2002, l’Italie salue les 150 meubles et lampes de ce créateur de génie qui aura réussi à faire la synthèse entre la rigueur du Bauhaus et la fantaisie italienne…