Pierre Paulin était-il prédestiné au design ? Dès son enfance, il est immergé dans un bain familial ultra-créatif. A Laon (Aisne), où il grandit, il côtoie un grand-père sculpteur (Freddy Stoll) et un oncle (Georges Paulin) designer pour Bentley, Rolls-Royce… Ce dernier est l’inventeur du coupé cabriolet décapotable en 1927. A l’âge de 20 ans, après avoir raté son bac, il veut devenir tailleur de pierre, mais à la suite d’une bagarre, il se blesse à la main et choisit finalement de s’inscrire à l’Ecole Camondo où il étudie la sculpture et intègre l’atelier de l’ensemblier Maxime Old puis de Marcel Gascoin. Ces deux hommes ont facilité la transition des arts décoratifs traditionnels vers le design au sens moderne en intégrant la production en série et les leçons du Bauhaus. C’est cette voie que va aussi emprunter Paulin…
Dans la France des fifties, les jeunes designers se font remarquer au Salon des arts ménagers. L’édition 1953 voit le jeune Pierre Paulin exposer ses premières pièces pour l’éditeur Thonet France dans la section « Le Foyer d’aujourd’hui » (sic). Ses inspirations, il les trouve des deux côtés de l’Atlantique, chez les Scandinaves comme les maîtres du modernisme US comme le couple Eames, Saarinen ou George Nelson. Il produit notamment des bureaux stricts mais modernes.
Si l’aventure Thonet France fait long feu, un autre acteur ne tarde pas à lui faire confiance. Basé à Maastricht (Pays-Bas), le fabricant de mobilier Artifort est alors décidé à se lancer dans le contemporain en recrutant de jeunes designers ambitieux, dont Paulin. Le Français donne alors libre cours à son appétence pour les nouveaux matériaux en explorant ce qu’ils peuvent amener en termes de confort et s’adapter aux nouveaux modes de vie, plus décontractés. Entre 1960 et 1970, il met successivement au point le tabouret Mushroom, puis les fauteuils Orange Slice, Tongue et Ribbon. Des assises qui exploitent toutes le même principe : une structure métallique recouverte de mousse synthétique habillée de Jersey, un tissu dont les formes élastiques épousent les formes organiques. Paulin ose la couleur, choisissant des vert pomme ou orange saturé eux aussi en adéquation avec l’époque.
Pierre Paulin travaille aussi sur des projets d’aménagement d’espaces publics comme le Foyer des artistes de la Maison de la radio (1961), c’est la première d’une longue série de commandes publiques. En 1968, il est ainsi chargé d’aménager l’aile Denon du Louvre pour laquelle il crée une série d’assises. Et deux ans plus tard, sa réputation de défricheur conduit le Mobilier National à le solliciter pour penser l’intérieur du pavillon français de l’Exposition Universelle d’Osaka. C’est pour le designer l’occasion de mettre au point le canapé modulable Amphys, fait de vagues de mousse parallèles.
Amateur d’avant-garde artistique, le président Pompidou est lui aussi séduit par le profil de Paulin. Il lui offre de repenser les parties privées du palais de l’Elysée. Dans les trois pièces qui lui sont confiées (salle à manger, fumoir et salon aux tableaux), Paulin s’en donne à cœur joie. S’il conserve les boiseries, il les camoufle et tend par dessus ses fameux tissus jersey dans un grège choisi par Claude Pompidou avec les Monuments historiques. Le designer parsème les pièces d’un mobilier dans des teintes pâles : chaises aux lignes organiques, tables basses au plateau en verre fumé… Aujourd’hui seule la salle à manger et son plafond habillé de baguettes de verre a survécu au successeur de Pompidou… Paulin est alors catalogué comme « le designer du pouvoir », étiquette dont cette figure éminente de l’ARC (Atelier de Recherche et Création, structure de R&D créée au sein du Mobilier National) aura du mal à se débarrasser. Et pourtant. Paulin confiait volontiers que ses projets pour l’Elysée lui ont fermé plus de portes qu’ils ne lui en ont ouvertes…
En ce début des années 1970, c’est la consécration. Outre le travail pour l’Etat français, il est sollicité par Herman Miller, l’éditeur américain des Eames et de George Nelson, qui souhaite s’implanter sur le marché européen. Paulin lui livre le projet « Residential Program », qui ne verra jamais le jour, car trop ambitieux : on y trouve des typologies nouvelles comme une étagère modulable qui forme un claustra (qui deviendra plus tard la bibliothèque Elysée) ou un tapis-fauteuil qu’il teste à son domicile parisien depuis quelques années. Louis Vuitton fera l’événement à la foire Art Basel Miami en 2014 en éditant en série très limitée vendue à prix d’or cette collection mythique.
En 1975, pour faire face aux commandes qui s’accumulent, il crée son propre studio, ADSA, avec sa compagne Maïa Wodzislawska et le sociologue Marc Lebailly. Les projets couvrent aussi bien des produits d’électro-ménager en grande série pour Calor/Tefal que des espaces comme le hall des départs des TGV de la gare de Lyon ou des recherches d’ébénisterie au sein du Mobilier National. En 1984, Roger Tallon rejoint l’agence qui se rebaptise AD SA+ et réunit les deux plus grands talents du design hexagonal. Ensemble, les deux hommes peuvent s’attaquer à des projets d’envergure comme l’aménagement d’avions Airbus pour Air Inter, tout en conservant d’autres plus modestes mais pas moins prestigieux : l’aménagement du bureau de François Mitterand à l’Elysée ou la création de services en porcelaine avec la Manufacture nationale de Sèvres.
En 1993, l’agence de publicité Havas Euro RSCG, qui a racheté AD SA+, décide de stopper son activité et, à 66 ans, Pierre Paulin se retrouve sur le carreau. Durant la décennie qui suit, Pierre Paulin, amer, s’installe dans les Cévennes où il goûte à une vie plus sereine. Cependant, à partir de 2002, après cette traversée du désert, il renoue avec le milieu du design en collaborant à nouveau avec Artifort, relancé par un nouvel actionnaire ambitieux, qui réédite ses assises devenues iconiques.
Revigoré par ce travail sur des anciens modèles, il collabore dans la foulée avec de grands noms du mobilier pour lesquels il adapté aux outils de production du XXIe siècle des modèles qui ont jalonné sa carrière. L’Italien Magis ressort la bibliothèque Elysée en contreplaqué d’érable mais c’est Ligne Roset qui se montre le plus ambitieux puisque plus d’une vingtaine de meubles signés Paulin figurent désormais à son catalogue : des modèles dessinées pour Thonet France au début de sa carrière comme le bureau Tanis ou le fauteuil Andy (1962) ou des sièges typiquement seventies comme le Bony (1975) ou la chauffeuse Elysée (1971).
Pour ses 80 ans, Pierre Paulin a droit à une exposition rétrospective à la Villa Noailles et au Mobilier National. Après avoir fait don d’une partie de ses archives au MoMA (qui avait acquis ses pièces dès 1969), il s’éteint au cours de l’année suivante, le 13 juin 2009, à Montpellier. Si ses classiques sont aujourd’hui largement réédités, son fils Benjamin et sa veuve Maïa continuent de faire vivre son héritage vibrant en commercialisant des modèles jamais fabriqués à l’époque pour des raisons économiques ou industrielles. Baptisée Paulinpaulinpaulin, leur structure a récemment installé avec Rem Koolhaas un spectaculaire canapé sur vérins dans sa Villa Lemoine à Bordeaux.
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