Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis 2010, Sebastian Herkner a sorti 83 projets. Son studio a déjà travaillé pour 41 éditeurs et 43 institutions. Son studio ? Quatre personnes, dont une majorité de filles. Ils ont été le sujet de 576 articles. Le trentenaire apparaît dans une trentaine d’ouvrages. La nouvelle star du design international a participé à 28 conférences (aucune en France). Ces trois dernières années, ses créations ont été au palmarès de 31 prix. En 2016, le designer a 26 projets sur le feu… Il incarne déjà la maturité du créateur, bien qu’en pleine croissance. Germanique, son univers ne rappelle en rien la rigueur d’un Dieter Rams ou celle d’un Konstantin Grcic. Certes, Herkner milite lui aussi pour le design qui dure. Mais il s’inscrit souvent dans un registre à la sensualité plus évidente. Plus que ses aînés, chantres de l’industrie, Sebastian s’investit davantage dans l’artisanat. Il en parle souvent. Quand il s’exprime, il n’apparaît jamais blasé, cynique ou pontifiant. Sa relative jeunesse est sédimentée d’expériences enrichissantes. En conférence, il tuyaute volontiers les étudiants en design. Lui envoyer un mail ne revient pas encore à lancer une bouteille à la mer. Son visage s’anime lorsqu’il évoque « les messages du monde entier de gens qui ont acheté une table, par exemple ». Il est aussi ouvert que son installation réalisée pour l’espace d’expression « Das Haus », qui lui a été confié lors du dernier International Möbel Messe de Cologne dont il était l’invité d’honneur, en janvier 2016. Elle préfigurait, sur 170 m2, une maison du futur, ronde et transparente : 700 mètres d’écrans de rideaux en textile délimitaient les pièces autour d’un petit jardin circulaire. Les visiteurs avaient l’impression de participer à une Herkner party !
IDEAT avait repéré le designer dès 2012. Deux ans auparavant, le débutant, inconnu, avait loué un stand au SaloneSatellite de Milan, la pépinière des jeunes talents. Cette année, au dernier Salon de Milan, Marva Griffin Wilshire, fondatrice du SaloneSatellite, l’a placé lors du dîner de gala entre Rosita Missoni et IDEAT. Un signe ? Qu’est-il arrivé en six ans ? Herkner, bosseur aux airs placides, compte déjà un best-seller, sa table Bell (ClassiCon). Flash-back sur une vraie design story. À l’inverse des tables avec du verre pour le plateau et du métal pour les pieds, celle-ci repose sur un piètement de verre coloré avec un dessus en métal. Au SaloneSatellite de 2010, le prototype de Bell séduit le jeune label espagnol ABR. Le duo d’éditeurs en vend 150 exemplaires en un an. Mais ABR se reconvertit dans le contract et c’est l’Allemand ClassiCon, en la personne d’Oliver Holy, son président, qui remarque la Bell Table dans ses piles de revues. Prompt, il contacte Herkner et acquiert les droits de fabrication du projet. ABR touchera des royalties pendant trois ans. Happy end. Aujourd’hui, la table Bell existe en deux tailles et dans de nouvelles couleurs et même en version mini-icône. Elle est désormais fabriquée en Allemagne. Le verre est soufflé dans un atelier familial et le métal travaillé chez un spécialiste d’enjoliveurs pour belles voitures.
Improviser avec… rien !
Si la table Bell est importante dans le parcours de Sebastian Herkner, c’est parce qu’elle a fait naître chez lui l’amour de l’artisanat. « L’artisanat vieillit bien », dit-il. Pour rencontrer d’autres savoir-faire, il n’hésite d’ailleurs pas à « s’envoler du studio pour respirer un air nouveau ». En 2013, il part ainsi au Sénégal réaliser, pour Moroso, près de Dakar, Banjooli (autruche, en wolof), une chaise outdoor tressée avec du filet de pêche. Ses partenaires sont des saisonniers, artisans et paysans. L’année suivante, Herkner est au Zimbabwe, au Craft Centre de Binga. Il lui faut improviser… avec rien. Ses coéquipières, qui tressent des corbeilles en chantant, ne lui font pas oublier les réalités locales ; elles utilisent des sacs de riz en plastique pour introduire de la couleur dans les corbeilles. À l’écouter en parler, on comprend que le designer a vécu une expérience enrichissante dans un contexte de dénuement matériel. Cette année, le terracotta noir qu’il a pétri en Colombie a fourni la matière des belles jardinières de la collection « Ames Sala » utilisées pour l’installation « Das Haus », à Cologne. L’intérêt du designer pour les jeux de couleurs et le mélange de matières s’est développé lors d’un stage dans le milieu de la mode, à Londres, chez Stella McCartney. Débarrassé de tout préjugé, il essaie tout. C’est ainsi qu’il a développé le fauteuil Pipe pour Moroso avant d’en faire une collection. Cette année-là, chez Magis, Konstantin Grcic avait fait sensation en dotant sa collection de sièges « Traffic » de pieds archifins. Sans malice, son compatriote s’est mis à travailler en sens opposé, dans le registre de l’épaisseur, jusqu’à devenir à son tour l’auteur d’un fauteuil remarqué. « Tout cela à Offenbach-sur-le-Main ? » l’interrogent les journalistes. « Y a-t-il un éditeur de design installé dans une capitale ? » répond-il sans prendre la peine d’être narquois. Sa petite localité est limitrophe de Francfort. Après avoir étudié et enseigné là pendant quatre ans, Sebastian Herkner y est resté. Au début, le studio, c’était son appartement. Depuis, il a déménagé sans d’ailleurs cacher ce que son studio doit financièrement au succès de la table Bell. De fait, son créateur n’a certainement pas fait tout cela pour siéger en bonne place dans les dîners de gala. Il est en réalité très absorbé par son univers. Au point, dit-il, de ne pas toujours être disponible dans la vie courante. Ce qui ne se voit absolument pas.