Yves Béhar : « Le plus dur pour un créatif, c’est se sentir inutile »

En vingt ans, le designer suisse est devenu le chouchou de la Silicon Valley. Pour autant, l'écologie reste au centre de son travail, qu'il travaille sur des lunettes en plastique recyclé ou la future station sous-marine internationale, dont il a confié les secrets à IDEAT.

Comment avez-vous traversé cette année 2020 ?
Yves Béhar : Ce fut une année évidemment très compliquée car tout le monde au studio est en télétravail depuis le 13 mars dernier. La première semaine a été difficile. Nous étions dans l’inconnu mais mon équipe était bien préparée à ce confinement. Après cette phase de confusion, on a commencé à travailler sur des solutions liées au Covid, ce qui nous a donné de l’énergie car il n’y a rien de pire en tant que designer que de ne pas pouvoir répondre aux besoins du moment. Le plus dur pour un créatif, c’est de ne pas créer, de se sentir inutile dans un moment si difficile pour tout le monde. On a bossé sur le test d’un village de 1 800 personnes au nord de San Francisco et sur un ventilateur qui est actuellement en essai en Afrique du Sud…

Après la mort d’Enzo Mari le 19 octobre dernier, vous avez posté une photo de vos enfants sur ses chaises Autoprogettazione. Quel rôle a-t-il joué dans votre parcours ?
Pour moi, Enzo Mari a toujours été une voix unique. Avec lui, on peut découvrir le design d’une façon simple, curieuse, un peu comme les enfants abordent ses fameux puzzles. On peut apprécier la dimension esthétique de ses produits puis comprendre la partie plus conceptuelle, sociale, ses commentaires sur la vie contemporaine. C’est un travail facile à s’approprier chez soi grâce à cette approche naïve – mes enfants jouent avec ses puzzles depuis toujours –, mais il y a aussi quelque chose derrière de beaucoup plus profond.

Lunettes dessinées par Yves Béhar pour The Ocean Cleanup (2020).
Lunettes dessinées par Yves Béhar pour The Ocean Cleanup (2020). Fuseproject / The Ocean Cleanup

Comment vous êtes-vous embarqué dans l’aventure The Ocean Cleanup ?
Cette entreprise hollandaise possède un site de tests, d’ingénierie et de construction à San Francisco. La ville est aussi leur point de départ pour les collectes de plastique dans le Garbage Patch [le Vortex de déchets du Pacifique Nord, NDLR]. J’ai rencontré Boyan Slat, son président car j’étais admiratif de son travail, de son ambition… On a parlé de ce qu’on pouvait faire de ce qu’il récupérait : ces plastiques qui flottent dans le Pacifique, c’est un matériau précieux que l’on traite comme un déchet sans valeur. Nous voulions donc démontrer tout son potentiel structurel et esthétique. C’était aussi une façon de dire que le plastique ne devrait tout simplement pas se retrouver dans les océans. Nettoyer l’océan, c’est important mais l’idée centrale du projet, c’est de reconsidérer ce matériau, de démontrer ses qualités.

Gros plan sur les charnières des lunettes Ocean Cleanup.
Gros plan sur les charnières des lunettes Ocean Cleanup. Fuseproject / The Ocean Cleanup

En termes de design, vous avez donc dû vous adapter…
On ne peut pas aborder ce plastique recyclé comme un matériau standard. Cela demande beaucoup d’expérimentations sur la production, en  restant ouvert à tout ce que l’on découvre. Au départ, on avait des plaques qui n’étaient pas très belles mais on a trouvé une façon de travailler leur surface pour révéler des couleurs différentes. Nous avons aussi dû adapter le design des montures pour qu’il soit plus résistant. On a travaillé sur les charnières afin de les rendre durables et faciles à recycler. Beaucoup de lunettes utilisent des charnières métalliques moulées avec le plastique, ce qui empêche de les séparer. Notre charnière est externe, ce qui évite cet écueil. Autre point important, c’est la première fois qu’on parvient à un matériau 100 % recyclé. Cela n’avait jamais été fait à niveau industriel. Les autres plastiques récupérés dans les océans doivent être mélangés avec des plastiques « normaux ».

Rendu 3D de la future station sous-marine Proteus imaginée par Yves Béhar avec Fabien Cousteau.
Rendu 3D de la future station sous-marine Proteus imaginée par Yves Béhar avec Fabien Cousteau. Fuseproject / Proteus

L’Océan est décidément un milieu qui vous est cher puisque vous développez aussi un projet de base d’observation sous-marine avec Fabien Cousteau…
Le projet est très différent, mais au fond il part du même constat : nos océans sont une source de vie pour toute l’humanité. La vision de Fabien Cousteau, c’est que nous vivons une période d’enthousiasme pour la recherche spatiale, alors que 95% de nos océans sont encore complètement inconnus. Il faut stimuler l’intérêt et l’éducation dans ce domaine. Proteus est conçue comme l’équivalent de la station spatiale internationale : un environnement qui va provoquer des collaborations entre scientifiques, entre universités… L’idée est d’accélérer une recherche dont on a besoin pour mieux comprendre le réchauffement climatique et trouver des solutions en matière de sécurité alimentaire, de médecine, de pharmacie… Avoir à disposition une station sous-marine, où les scientifiques peuvent travailler 24h / 24, ça change complètement la donne. On n’a plus besoin de faire des allers-retours avec la surface, de respecter les seuils de décompression. Cela va accélérer la recherche de 30 à 50 %.

 

Quel a été votre apport sur ce projet ?
Yves Béhar : J’ai planché sur le design de la station et les véhicules sous-marins. Avant, tout cela relevait de la science-fiction ; aujourd’hui, on peut construire des environnements pratiques, confortables, qui stimulent le travail et la collaboration entre chercheurs. La station comporte deux étages : en bas, les activités humides et les laboratoires. L’étage du haut est plus « social » avec des chambres, une cuisine ouverte et un centre de communication pour favoriser les interactions avec des écoles, des universités… Les étages sont reliés par une rampe en spirale qui permet d’avoir une activité physique, indispensable quand on est confiné sous l’eau durant de longues périodes. L’idée est de créer une architecture évolutive avec, autour de ce bâtiment principal, des modules qui permettent de changer les laboratoires et les équipements. C’est semblable au fonctionnement de l’ISS, mais les contraintes sont totalement différentes.

Fauteuils de bureau Sayl, conçus par Yves Behar pour Herman Miller.
Fauteuils de bureau Sayl, conçus par Yves Behar pour Herman Miller.

Pour beaucoup de designers, le mobilier représente un graal. Vous travaillez entre autres pour Herman Miller et Danese Milano. Est-ce que ce domaine vous semble encore intéressant aujourd’hui ?
C’est un secteur que j’affectionne et sur lequel je travaille tous les jours, souvent de façon personnelle, mais ce n’est qu’une des disciplines sur lesquelles je peux investir mon énergie. J’aimerais y voir plus d’originalité, plus de développement durable, de nouvelles façons de vivre et de consommer. Le meuble m’a fasciné dans l’expérimentation. Le travail accompli en Italie par Enzo Mari, Joe Colombo et d’autres dans les années 1970 était un travail de provocation qui poussait la société à penser différemment la vie quotidienne. On voit beaucoup moins ce type d’expérimentations aujourd’hui…

« Faire les choses correctement, tant pis si ça prend une année de plus »

Que reste-t-il de votre culture suisse dans votre travail aujourd’hui ?
Sans doute une certaine discipline par rapport aux idées bien faites, bien pensées. Aujourd’hui je ne suis plus dans la rapidité à tout crin, les choses expédiées. Ce qui est important pour moi, c’est de faire les choses correctement. Et si ça prend une année en plus pour y arriver, tant pis. J’imagine que cela fait partie d’un patrimoine suisse, des caractéristiques qui me restent.

Serrures connectées Linus., une marque fondée par Yves Béhar.
Serrures connectées Linus., une marque fondée par Yves Béhar.

Votre studio Fuse project a fêté ses 20 ans l’an dernier. Comment l’imaginez-vous dans vingt ans ?
Ce que j’ai trouvé fascinant ces vingt dernières années, c’est que le design est revenu une discipline fondamentale. Ce n’est plus une option, c’est devenu essentiel au succès d’une start-up comme d’une grosse entreprise. Le marketing ne sert à rien, si le design n’est pas bien conçu. Son champ d’action a été étendu. Après le design graphique (2D) et le design d’objets (3D), il existe désormais une quatrième dimension dans le design : le temps. Les objets aujourd’hui durent plus longtemps s’ils continuent d’évoluer, d’être pertinents dans notre vie car les services qu’ils délivrent s’adaptent à nos vies et à ses changements. Dans le futur, le design va continuer à être très important pour nous apporter des solutions dans cette dimension temporelle. Le besoin de transformation, les changements continuent de s’accélérer et l’approche de Fuseproject, qui est de travailler en amont des besoins humains et des changements technologiques, va continuer d’être une approche pertinente dans un mode en mutation. Que ce soient les contraintes liées à la pandémie ou les changements sociétaux de fond.

« Plus de confiance, de liberté et de diversité dans les modes de travail »

Concernant le studio, dans vingt ans, je le vois assez similaire dans son fonctionnement à ce qu’il est aujourd’hui. Ce qui est central dans une entreprise, c’est la culture : ouverte, transparente, empathique, fun… Le challenge est de maintenir une culture quand une équipe est dispersée à travers le monde. Ce que la pandémie nous a amené, c’est la confiance dans nos salariés même s’ils sont physiquement distants. Le management doit s’adapter à cette nouvelle donne. Il faut combattre ces idées issues du XIXe siècle, notamment le fait que les salariés sont là pour l’entreprise alors qu’en réalité, ils sont là pour un projet, pour des idées, pour une culture. Le changement que l’on va voir dans la prochaine décennie, c’est un glissement vers plus de confiance, de liberté et de diversité dans les modes de travail.