C’est l’heure du petit déjeuner à Siem Reap, dans la maison confortable où logent les designers d’International Design Expéditions. Comme dans tout voyage, le dépaysement se trouve aussi dans l’assiette. Anne Xiradakis se régale de fruits différents chaque jour : aujourd’hui papaye, demain fruit du dragon, mangoustans, jeunes mangues vertes, pomelos incroyables. « Il y a ici une longue tradition de boulangerie depuis le protectorat français, raconte Anne. Au petit déjeuner, nous avons donc aussi du pain, que nous consommons avec du beurre et une confiture de fruits de la passion qui a été faite par la dame qui nous reçoit.» International Design Expeditions est aussi nommée « Ceramic and Food Route ». Les chemins de traverse mènent les membres de l’expédition dans les ateliers de céramique mais aussi dans les marchés, les restaurants, les assiettes. Céramique et nourriture, deux composantes intimes d’une culture, contenant et contenu intimement liés, contenant et contenu riches d’histoires et de sens, au-delà de la matière qui les compose. Pour guider les trois designers dans leur exploration culinaire, Mathilde a convié son frère, Marc Bretillot.
Episode 4 : qu’est-ce qu’on mange ?
Marc Bretillot est designer. Formé à l’école Boulle, enseignant, sa pratique a peu à peu dévié des matériaux traditionnels vers les ingrédients de cuisine. Il est ainsi devenu designer culinaire. Comme Mathilde, sa sœur, le message délivré par ses créations tient dans son histoire au-delà de son apparence formelle. Il a été de toutes les expéditions, la première, en Italie, dans les Pouilles, puis la deuxième, en Pologne. Il compare le mouvement circulaire de l’assiette qui surgit des mains du potier à la pâte pétrie dans celles du boulanger. « La céramique et la nourriture, deux activités ancestrales, distinctes ou entrelacées, constamment revisitées et toujours contemporaines en ce qu’elles touchent nos sens à leurs aspects les plus profonds » dit-il. Depuis un mois, Anne Xiradakis, Camillo Bernal et Alicja Patanowska sont concentrés essentiellement sur leurs céramiques dans le feu des ateliers. L’arrivée de Marc apporte un parfum différent. « Il est apparu comme un rafraîchissement, confie Camillo. C’était intéressant d’avoir son regard neuf posé sur ce que nous avions déjà préparé. »
Première escale : l’école Le Bayon à Siem Reap, une ONG qui dispense l’école primaire gratuitement à plusieurs centaines d’élèves défavorisés, les accompagne dans leurs études secondaires et jusqu’à l’université. Une section forme à la boulangerie et à la pâtisserie 25 jeunes femmes chaque année. Marc Bretillot a organisé un workshop avec ces jeunes filles qui n’auront aucune difficulté à travailler dans les grands hôtels de la ville, où convergent les voyageurs du monde entier pour visiter les temples d’Angkor. L’équipe de designers a fabriqué pour l’occasion une quarantaine de ramequins, où sera servi un dessert dans le coffee-shop de l’école ouvert aux touristes. Uniforme bleu et casquette-toque à logo Le Bayon, la classe réalise, sous la direction de Marc, une compotée de potirons revenus avec des pomelos. Sur le ramequin est posée une arlette, une tuile en pâte feuilletée caramélisée. Le dessert est servi avec une chantilly parfumée au poivre vert.
Marc Bretillot et l’équipe parcourent ainsi trois écoles de cuisine, qui fonctionnent toutes plus ou moins sur le modèle d’une ONG. Le système éducatif khmer a été dévasté par 25 ans de guerre. Le génocide a éliminé les intellectuels. La monarchie constitutionnelle est encore jeune, l’école se structure progressivement depuis 1996. Bien des élèves ne passent pas le cap du primaire. C’est dans ce contexte que Paul Dubrule, l’un des fondateurs du groupe Accor, a créé en 2002 l’école qui porte son nom. Elle s’impose comme la plus renommée du Cambodge en hôtellerie et tourisme.
Le foodtail, un cocktail à boire et à manger
Il y a aussi l’Ecole hôtelière Sala Baï, tenue par l’ONG française créée par d’anciens élèves du lycée parisien Franklin-Saint-Louis de Gonzague, Agir pour le Cambodge. Marc a réuni quelques élèves pour un cours de design culinaire. Ce n’est pas l’enthousiasme escompté. « Le design, ce sont des notions compliquées… Ils sont plus dans le geste. Le concept est un peu éloigné de leurs préoccupations quotidiennes. » Alors rien de tel qu’un cas pratique. Le designer a imaginé un « foodtail », un cocktail à boire avec une partie « food » à croquer. La Céramic and Food Route compte parmi ses sponsors l’antenne cambodgienne de Pernod-Ricard qui lui a demandé de travailler sur la marque de whisky Royal Salute, un blend vendu dans une bouteille en céramique. Le foodtail se compose d’une purée de banane flambée caramélisée, rafraîchie d’une extraction de coriandre longue, détendue d’eau gazeuse et d’une larme de whisky. Dessus, on place une banane panée aux flocons de riz. Les élèves n’étaient pas censés le goûter, mais bon… le cours s’est terminé plus joyeusement qu’il n’avait commencé.
Il fallait un contenant pour le foodtail. Alicja a produit une soixantaine de gobelets en céramique à foodtail qui seront utilisés pour banquet final de l’ambassade de France à Phnom Penh. La forme est celle d’un verre à whisky évasé vers le bas, comme une patte d’éléphant. Dessus, deux encoches face à face pour y glisser la banane panée.
A Sala Baï, Maï, un enseignant, leur propose de les suivre jusqu’à son village pour un repas partagé à la maison. Maï produit son propre riz avec son père. Les légumes sont du potager. « C’est super-locavore, se réjouit Marc. Le périmètre de production n’excède pas 300 mètres. Le truc le plus intéressant, encore une fois, c’est l’économie de moyens dans l’utilisation de l’eau, du feu, très parcimonieuse. Il n’y a pas de chaine du froid. La viande est stockée entre deux feuilles de lotus. L’aspect n’est pas du tout repoussant. Cette économie de moyen peut être un enseignement pour nous qui utilisons une débauche d’eau de vaisselle et de consommation d’énergie. »
Parmi les anges gardiens de Sala Baï, on compte aussi le chef d’origine française Joannes Rivière, dont le restaurant Wat Damnak à Siem Reap est considéré comme la meilleure table du Cambodge. Il entraîne Marc Bretillot dans les marchés locaux, d’abord soft, puis de plus en plus local. « Il n’y a pas de réelle chaine du froid. Juste des pains de glace. Les odeurs, les gouts de fermentation sont assez puissants, en dehors de nos habitudes. Parfois difficiles d’approche. Le poisson est essentiellement séché ou fermenté. Il est utilisé surtout comme condiment, presque un accessoire, ce qui est une source d’inspiration pour nous occidentaux qui essayons de diminuer l’apport de protéines animales. Enfin, la nourriture de rue est partout. Chacune a sa spécialité. L’un va faire de la viande grillée, l’autre des pâtisseries locales, l’autre des fruits frais préparés ou mixés. Il y a une échoppe par maison et que des produits de proximité. »
Au fur et à mesure des expériences, le designer culinaire dégage l’architecture de la cuisine khmer. Il y a la légèreté et les couleurs. Les légumes, les herbes, les fruits, dans d’infinies variétés. Les recettes n’utilisent pas de matière grasse animale, très peu d’huile végétale. « Ils n’ont pas la problématique de la saisonnalité, analyse Marc Bretillot, donc ils ont moins besoin de techniques de conservation que nous, qui avons inventé les fromages et les salaisons pour cela. Ici la nourriture est beaucoup plus instantanée. On va piocher dans la nature généreuse. On pourrait faire la comparaison entre la cuisine et les constructions en bois. Tout est fait par empilement. Les plats sont assemblés au dernier moment. »
Alicja et Anne ont compris ce principe. Alicja a dessiné sept bols. Empilés, ils ressemblent à un pilier du temple d’Angkor. On les transporte ainsi avant de les répartir sur la table. Anne a conçu des plats à superposer pour servir le curry vert et ses accompagnements, la viande, le riz et un saladier d’herbes à découper à l’envi sur son assiette. Pour l’heure, ces merveilles ne sont pas encore émaillées. Le temps presse. Le départ approche. Alicja s’est lancée dans un marathon pour que ses 60 gobelets à foodtail soient prêts avant le retour à Phnom Penh. Le résultat final de ces six semaines de travail ne sortira du four que le matin du départ…