Prora, un colosse aux pieds de béton
La chute du mur de Berlin et la réunification des deux États allemands rendent de nouveau la plage de Prora accessible au public. Les bâtiments du complexe balnéaire sont en mauvais état. Certains blocs ont été détruits. Si les cinq restants sont classés monuments historiques en 1991, ils sont laissés à l’abandon. Le musée KulturKunststatt Prora s’installe dans le bloc III. Sur deux étages de 100mètres de long, il retrace l’histoire de Prora à l’époque communiste, à travers une collection unique d’objets ayant appartenu à l’armée. Les chambres des officiers sont parfaitement reconstituées. En 2000, c’est au tour du Dokumentationszentrum d’investir une autre partie du bloc III.
En 2011, la plus grande auberge de jeunesse d’Allemagne emménage dans le bloc V. Plus de 400 lits y sont installés. Peu à peu, Prora reprend vie, tout en restant un fardeau pour les finances de l’État, qui décide finalement de vendre l’essentiel du complexe aux promoteurs. Le KulturKunststatt est obligé de partir. Le Centre de documentation devrait fermer en 2021 s’il ne trouve pas d’autre endroit où s’installer. Marco Esseling se désole : « C’est incroyable de voir comment l’Histoire peut être à ce point balayée par les intérêts économiques. Prora fait partie de notre patrimoine culturel, historique et architectural. Construit au temps du national-socialisme, il a survécu au communisme avant d’être dévoré par le capitalisme. Précurseur du tourisme de masse, il va finir entre les mains de quelques privilégiés. Quelle ironie ! »
Ulrich Busch n’a pas les mêmes états d’âme. Son père, victime des camps nazis, a fait une belle carrière de chanteur en Allemagne de l’Est après la guerre. Ulrich s’installe sur l’île de Rügen dans les années 90 et fait ses premiers pas de promoteur à Binz, la capitale. Lorsque l’État allemand décide de vendre les premiers blocs de Prora en 2006, il est le seul à se porter acquéreur. Dix ans plus tard, Prora Solitaire Apartments & Spa est un succès avec près de 400 appartements de tailles et de conceptions différentes (duplex, studios, suites, penthouses…). Tous vendus. Une partie de ces logements est confiée à la gestion de l’hôtel Solitaire, qui loue désormais aux vacanciers un parc de 150 « chambres ».
Le promoteur raconte : « Les études de faisabilité ont duré quatre ans, mais les travaux ont été rapides, car nous avons été aidés par la construction quasi industrielle des blocs d’habitation. Clemens Klotz avait imaginé une structure en béton reposant sur des fondations, qui ont résisté au temps. Les vides entre les piliers étaient ensuite remplis de briques afin de délimiter les volumes. Une technique directement inspirée du Bauhaus. Nous n’avons eu qu’à casser ces murs pour recomposer les espaces que nous souhaitions. Comme les chambres avaient toutes l’électricité, le chauffage et l’eau courante, nous avons même pu reprendre certaines conduites ! »
Le seul vrai combat d’Ulrich Busch a été d’obtenir le droit de construire des balcons. Le service des monuments historiques et les associations de défense du patrimoine n’en voulaient pas, afin de ne pas dénaturer l’aspect extérieur des bâtiments. Un non-sens pour le promoteur : on ne pouvait construire des appartements avec vue sur la mer sans ces extensions! Ils auraient été invendables. La bataille dura deux ans. Et c’est grâce à la redécouverte d’esquisses préparatoires de Clemens Klotz comprenant des balcons et à la présentation à taille réelle d’un prototype que la commission a autorisé leur construction. Désormais, les façades côté plage des blocs rénovés ou en cours de rénovation ne sont qu’une succession d’avancées en verre réfléchissant la mer et le ciel. Seule celle de l’auberge de jeunesse, au bloc V, a gardé son aspect originel.
Lorsque Ulrich Busch s’est lancé dans l’aventure, il a fait la une du magazine Bild-Zeitung. « Ils voulaient me faire dire que c’était la revanche du fils sur les nazis qui avaient emprisonné le père. Ce n’est pas du tout ça. J’ai voulu profiter du plus grand projet immobilier d’Allemagne pour créer un nouveau cadre de vie. J’ai longtemps été le seul à croire en ce projet et suis heureux de voir son succès. Il n’y a plus d’appartements à vendre et le prix du mètre carré est passé de 3 000 euros en 2016 à plus de 7 000 euros aujourd’hui ! » Et le promoteur d’avouer sa fascination pour le baron Haussmann, qui a remodelé à lui seul ou presque une ville entière. Ulrich Busch a, lui, redonné vie à un colosse.