Parmi ses dédales de canaux et ses palais patinés, quiconque découvre Venise est happé par le poids de l’histoire et sa beauté fragile. S’y rendre est toujours une perspective réjouissante, mais quand la ville historique accueille le rendez-vous phare de l’architecture mondiale, la Biennale de Venise, celle-ci devient le théâtre vibrant des enjeux contemporains. Cette confrontation, qui ne manque jamais de stimuler la réflexion, laisse entrevoir la carte postale sous un angle inédit.
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Venise au futur antérieur
La 19e édition se tient actuellement dans la Cité des Doges, qui vit par ailleurs au rythme des grues. La lecture de la skyline s’en trouve bousculée. Dômes, clochers et flèches métalliques des engins fabriquent un paysage hybride où le patrimoine dialogue avec les signes d’un avenir en chantier. Des travaux sont en cours, comme la construction du stade de Bosco dello Sport, mais aussi différentes tentatives pour endiguer la montée des eaux en surélevant les sols dans les quartiers les plus touchés. Même la célèbre place Saint-Marc résonne aujourd’hui sous les marteaux-piqueurs avec la rénovation de ses pavés.
Si ce visage inhabituel tord le cou à l’image de la ville-musée, Venise n’en reste pas moins Venise et l’effervescence culturelle est particulièrement palpable. Si cette 19e biennale d’architecture rassemble comme à l’accoutumée tous les acteurs et les grands noms de la discipline, elle n’en reste pas moins accessible à tous les publics, tant les thèmes abordés cette année sont universels : le réchauffement climatique et la manière dont l’architecture peut y répondre, le pouvoir du collectif, l’essor de l’intelligence artificielle, la biodiversité à préserver, la place de la nature, le réemploi, le recours aux matériaux biosourcés…
Extrêmement dense, la programmation peut paraître intimidante. Il ne faut surtout pas hésiter à parcourir l’Arsenal, cœur battant de l’exposition principale, ni à se perdre dans les pavillons des Giardini, sans chercher à tout voir. Avec 304 projets et près de 4800 participants, cette quête serait vouée à l’échec. Cette année, le commissariat a été confié à l’architecte italien Carlo Ratti qui a choisi pour thème « Intelligens. Natural. Artificial. Collective. » Soit l’intelligence sous toutes ses formes. « L’architecture doit devenir aussi flexible et dynamique que le monde pour lequel nous concevons aujourd’hui », annonçait-il. Et c’est ce que nous raconte cette biennale ouvrant la voie à d’autres façons de faire sur fond de crise.
En se rendant, par exemple, au bout de l’Arsenal pour déguster un expresso préparé avec l’eau de la lagune filtrée sur place. Signée des Américains Diller Scofidio+Renfro, l’installation « Canal Café » a été récompensée par un Lion d’or. Ou en s’essayant au vélo aquatique juste à côté en empruntant la passerelle conçue par Norman Foster, invité à explorer les enjeux de la mobilité urbaine durable d’après le patrimoine vénitien.
La Biennale en mouvement
En arrivant dans les Giardini où se trouvent les pavillons nationaux, on est cueilli par celui de l’Estonie et son « Let me warm you » – de vulgaires panneaux blancs masquant la façade historique – qui illustre non sans ironie les ravages de l’isolation par l’extérieur sur le patrimoine. Le pavillon de la France étant fermé pour travaux, Jakob+MacFarlane, Martin Duplantier et Éric Daniel-Lacombe ont prolongé l’échafaudage en place pour créer une structure qui prolifère dans la nature environnante. Sur le thème « Vivre avec », une cinquantaine de projets relèvent le défi de ce nouveau paradigme climatique.
Également contraint par la fermeture de son bâtiment, le Danemark a fait du chantier son projet curatorial : pédagogique et photogénique. Toujours passionnante, l’Espagne célèbre les matériaux durables avec « Internalités » et explore des stratégies clés pour la décarbonation de l’architecture. Avec « Stresstest », l’Allemagne interroge la résilience urbaine face aux épisodes de chaleur extrême, confrontant les visiteurs à une expérience climatique inconfortable pour susciter une prise de conscience. Des propositions très diverses qui questionnent les enjeux environnementaux actuels.
Dans chaque recoin de la ville, si la biennale est à découvrir principalement sur les sites de l’Arsenal et des Giardini, l’événement est le prétexte idéal pour (re)découvrir Venise et ses joyaux architecturaux. Le Palazzo Franchetti accueille provisoirement le Qatar qui ne possède pas encore son pavillon dans les Giardini. Ce sera bientôt chose faite avec un bâtiment signé Lina Ghotmeh. Pour sa première participation, l’émirat questionne l’hospitalité dans cet incroyable écrin. C’est passionnant et visionnaire. « Beyti Beytak. Ma maison est votre maison. La mia casa è la tua casa » revient sur le travail d’une trentaine d’architectes du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud et sur la façon dont ils répondent aux besoins des communautés tout en réimaginant le sentiment d’appartenance.
Le Palazzo Grassi consacre quant à lui Tatiana Trouvé, qui investit magnifiquement les trois étages du palais avec « La vie étrange des choses ». Quant à la Punta della Dogana, Thomas Schütte y présente ses « Généalogies » pour sa première rétrospective en Italie. En marge de ces institutions, c’est la ville tout entière qui vit au rythme de l’architecture. Une quinzaine de pays participants sont disséminés dans différents lieux de la Sérénissime que l’on découvre au fil des ruelles, souvent par hasard, tout comme les nombreux événements qui constituent le off de cet événement.
La Galerie Negropontes, qui s’est installée dans la Palazzina Masieri en mars 2024, entre également en résonance avec la biennale à travers l’exposition « Architectural Landscapes ». Face au Grand Canal, dans cet édifice réaménagé par Carlo Scarpa en 1968, Sophie Negropontes orchestre un subtil dialogue entre l’architecte vénitien, les artistes Perrin&Perrin et Gianluca Pacchioni. La restauration du lieu, menée dans les règles de l’art, témoigne du génie de cet architecte obsédé par le détail.
Parmi les autres nouveautés vénitiennes, le San Marco Art Center (SMAC) a ouvert sur la place du même nom, dans les Procuratie Vecchie restaurées par David Chipperfield. Au deuxième étage, seize galeries célèbrent la culture contemporaine dans un lieu accessible pour la première fois au public depuis cinq cent ans. Une adresse à l’image de Venise, qui se déleste peu à peu de ses clichés pour se réinventer.
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