Ce travail à quatre mains avec son épouse a atteint sa plénitude en 1900, lorsque Alexander Koch, patron du magazine allemand Innendekoration, lance un concours international sur le thème de la conception d’une « maison pour un amoureux des arts ». Plus de soixante ans après la disparition de Mackintosh, la House for an Art Lover sera bâtie à Glasgow d’après les consignes techniques et les dessins laissés par Charles et Margaret. On peut aujourd’hui parcourir cette utopie conçue comme un matériel à dessiner. Les œuvres sont en effet littéralement greffées dans les meubles, les murs, les plafonds, les escaliers.
Gravé, sculpté dans l’étain ou peint de graines, d’entrelacs de feuillages et de roses, de symboles sexuels mal cachés, l’intérieur est un hymne à l’amour. Lignes pures, légères, travail sur la lumière, le couple s’affranchit des codes. L’architecture moderniste s’exprime dans les volumes, l’éblouissement du noir et du blanc crémeux, les lanternes en fer forgé, les vitraux opalescents travaillés comme des bijoux. Pas de moulures victoriennes ici, mais des plafonds de bois noir, des meubles fonctionnels encastrés, des pochoirs semés de cœurs. Ainsi que, dans le salon, 24 médaillons en plâtre sur le thème de la rose, réalisés d’après deux modèles esquissés par l’architecte.
Enfin, le morceau de roi : la resplendissante salle de musique laiteuse, rythmée de baies cintrées (une première à l’époque) et dotée d’un piano à queue sous un baldaquin rehaussé de colombes. Dans la galerie supérieure sont exposés des dessins de la maison réalisés par Mackintosh lui-même. Depuis le parc, la façade présente deux gardiens postés autour d’un arbre de vie… sculpture d’un couple figé dans l’amour.
Dans la même veine, on se rendra au Hunterian Museum pour y découvrir un fac-similé de la maison du couple (détruite au début des années 60), qui s’élevait à Glasgow au 6 Florentine Terrace, devenu ensuite 78 Southpark Avenue. Dans cette reconstitution poétique et radieuse d’après des photos et des descriptions d’époque, on retrouve l’emploi du noir et blanc égayé d’un trait de parme, de rose ou de gris, les panneaux et les pivoines, les miroirs et les motifs « Rose blanche et Rose rouge » de Margaret. À l’étage, la chambre conjugale, virginale, et celle des amis, avec ses jeux complexes de rayures bleues et blanches.
Cerise sur le gâteau : la maison est meublée avec des pièces exposées en Europe du vivant de Mackintosh. Né en 1868, sous le long règne de la reine Victoria, Charles Rennie Mackintosh est un enfant issu de la classe moyenne. Il se destine à l’architecture et, à 16 ans, devient apprenti chez John Hutchinson. Parallèlement, il fréquente les cours du soir de l’école d’art, où il rencontre les sœurs MacDonald et James Herbert McNair, avec qui il formera par la suite la bande surnommée « The Four ». En 1889, le jeune homme rejoint Honeyman and Keppie, principale agence d’architecture de Glasgow, où il travaille avec John Keppie. L’appétit des magnats de l’ère industrielle pour les demeures et les sièges sociaux flambant neufs va croissant, et ce tandem fait merveille.
Mackintosh voit pousser les immeubles qui font la Glasgow d’aujourd’hui : massifs, surornementés, victoriens. Car, grâce à son intense activité marquée par la fabrication de locomotives et à son grand port, celle-ci devient en effet, entre 1870 et 1913, la deuxième ville du Royaume-Uni après Londres. Les intérieurs témoignent de l’opulence de l’époque, à l’image de celui de l’hôtel de ville. Fait pour impressionner, le hall majestueux de cet édifice est tapissé de marbre et de dorures, orné de colonnades, de sculptures classiques et de balustrades…
En compétition avec Édimbourg sa rivale, la cité offre une vraie cohérence architecturale avec des signatures comme Alexander Thomson, réputé pour son style antique, ou John James Burnet, adepte du classicisme rationnel, fonctionnel, victorien mais décoré a minima. À ce goût « nouveau riche », Charles Rennie Mackintosh va opposer une expression libre et une esthétique allégée qui font du bien aux yeux.
En 1891, il effectue un voyage initiatique en Italie, dont il revient avec une maturité nouvelle. En 1893, il réalise la grande frise de la salle à manger du très respectable Glasgow Art Club. Jeux de lignes, emblèmes écossais naturalistes (roses et chardons) et couleurs crème, rose et vert olive laissent déjà deviner les prémices de son style. Parallèlement, il participe à des concours d’architecture, modifie porches ou fenêtres de constructions existantes et expose ses dessins.
Car cet homme pluridisciplinaire se perçoit d’abord comme un artiste. En 1895, alors que celui-ci travaille aux premiers plans de la School of Art chez Honeyman and Keppie, l’éditeur du quotidien Glasgow Herald confie à l’agence la conception d’un nouveau bâtiment pour ses bureaux dans Mitchell Street. Réalisé in fine par Mackintosh, l’immeuble en brique est surmonté d’une tour d’angle et d’un château d’eau (un système anti-incendie ultramoderne pour l’époque). Le sous-sol dissimule le dernier cri de l’impression à vapeur.
Avec cette construction, Charles Rennie Mackintosh fait date à Glasgow. L’édifice abrite désormais The Lighthouse, un centre d’architecture et de design comprenant notamment un espace entièrement consacré à l’architecte, le Mackintosh Centre. On y trouve, entre autres, les maquettes de projets non exécutés tels que le Railway Terminus (1892) et le Concert Hall (1898) avec sa coupole ornée d’idéogrammes japonais servant de filtres à air.
Ou encore une présentation du 78 Derngate, remodelage et architecture intérieure d’une maison de Northampton datant de 1815, réalisés en 1916 pour le compte de l’homme d’affaires W. J. Bassett-Lowke. Charles Rennie Mackintosh cultive alors une marotte : le motif en triangle, qui court sur les murs et les plafonds (noirs) et même sur les tapis (noirs aussi). La Lighthouse expose également une collection de lampes, meubles, décors, dessins, tapis, bijoux, posters ou verres de la main du maître.
On notera aussi l’ancien immeuble du deuxième journal de Glasgow, le Daily Record, réalisé entre 1901 et 1904 au 20-26 Renfield Lane, une ruelle minuscule. Surlignée de sculptures dans sa partie haute, la façade enrichie d’un jeu de briques vernies blanches, vertes et bleues prend l’aspect d’une étonnante vague formée par des bow-windows.
L’année 1896 fut faste. Miss Catherine Cranston ouvre son premier salon de thé (détruit depuis…) sur la très commerçante Buchanan Street et confie au jeune prodige le soin de la décoration murale. Grise, verte, jaune, bleu ciel, la fresque se compose de panneaux couronnés de pivoines au centre desquels s’élève une sylphide prise dans un buisson de roses et de fruits coupés en deux. Badin, Mackintosh y ajoute aussi la lune et le soleil… Scandale parmi les ladies, qui, dans les fruits, distinguent (à raison) une vulve et des symboles phalliques.
Sûre d’avoir mis la main sur un génie, miss Cranston récidive trois ans plus tard en demandant à Mackintosh de dessiner le mobilier d’un deuxième salon de thé, dans Argyle Street. Puis, en 1900, cette femme d’affaires victorienne avisée lui donne carte blanche pour une troisième adresse dans Ingram Street. Enfin, la série s’allonge en 1903 avec l’édification des célèbres Willow Tea Rooms du 217 Sauchiehall Street.
Restauré à l’identique et rebaptisé Mackintosh at the Willow à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de l’architecte, le lieu, avec sa façade bombée blanche rehaussée de ferronneries, retrouve à l’intérieur ses couleurs originelles et ses tables placées sous des cages à oiseaux… On ne manquera pas de courir y déguster un sandwich au concombre – le « Willow » est un bijou ! Entre-temps, en 1896, l’Église libre d’Écosse, de stricte obédience protestante, commande un lieu de culte d’une simplicité monacale. Plantée dans le quartier ouvrier de Maryhill, Queen’s Cross Church en impose. Sa flèche a disparu mais l’édifice tient bon sur des blocs de grès rouge rapportés par chemin de fer depuis le Sud-Ouest du pays jusqu’à Glasgow. Mackintosh a penché pour une structure traditionnelle.
Mais, si le dépouillement et la configuration en rectangle sont de rigueur, il s’autorise à sculpter les colonnes intérieures de l’église d’insectes et de graines en germination. Il va aussi oser un vitrail hypnotique piqué en son centre d’un énorme cœur azur comme le drapeau écossais, gansé de noir tel un idéogramme. Queen’s Cross Church conserve également des pièces de mobilier dessinées par Mackintosh : urne pour le denier du culte, sièges du clergé, chaire et autel – aujourd’hui constellé de taches de café.
Mais c’est finalement malade et ruiné que « Toshie » va mourir à Londres. D’abord applaudi dans son pays et dans le reste de l’Europe – il fut proche de la Wiener Werkstätte et de l’un de ses cofondateurs, Josef Hoffmann, une des principales figures de la Sécession viennoise –, il voit son travail passer de mode de son vivant.
Étrillé par la presse locale, soupçonné (à tort) d’espionner pour l’Allemagne durant la guerre de 14-18, il subit le tarissement des commandes. Beaucoup de ses projets ne seront jamais exécutés et d’autres seront détruits. En juin dernier, la School of Art de Glasgow, son manifeste le plus abouti, est même partie en fumée pour la seconde fois dans un incendie ravageur. Cent cinquante ans après sa naissance, Charles Rennie Mackintosh reste néanmoins la poule aux œufs d’or de la ville. Son legs demeure un sujet d’inspiration pour les amoureux des arts qui mettront leurs pas dans les siens en se promenant en Écosse.