Faire corps avec cette terre
Il suffit de musarder dans les rues adjacentes pour comprendre à quel point Comporta demeure une bourgade d’ouvriers, de sauniers, d’agriculteurs. Elle est restée sur terre. Splendides d’indifférence, des grands-mères à tabliers fleuris rempotent scrupuleusement leurs géraniums, étendent leur lessive sur leur « tancarville », balayent vigoureusement devant leur porte et n’ont pas même un haussement de sourcils face aux riches touristes que leur village aimante. L’architecture de Comporta, elle aussi, nous raconte un Portugal popu.
L’église du village, esseulée à l’orée des champs, s’est interdit toute pompe, à des années-lumière des ors du baroque portugais. De petits silos brutalistes à l’abandon font désormais la joie des cigognes. Une bâtisse longiligne, sur l’allée São João, se subdivise en petits logements bleus et blancs, contigus, tous flanqués d’un lopin de terre : c’est un coron pimpant, où vivent des retraités de l’industrie rizicole.Cette agriculture-là, à Comporta, n’a rien de millénaire. C’est un produit du capitalisme des années 20 qui virent l’Atlantic Company, société anglo-portugaise, créer la Herdade da Comporta, un domaine de 12 500 hectares dont on a asséché, biné, irrigué, domestiqué les marais. La Herdade et ses rizières, en 1955, sont rachetées par la famille Espírito Santo, la dynastie banquière la plus puissante du Portugal, qui, tout en exploitant la terre, en a découvert peu à peu les charmes.
Les premiers vacanciers de Comporta, ce sont eux, bientôt suivis par leurs amis du gotha. Toutefois, les Espírito Santo ont toujours veillé à ce que la région demeure la moins constructible possible – les errances bétonnées de l’Algarve, le tourisme de masse, très peu pour ces aficionados de l’entre-soi. Les jet-setteurs, ici, rachètent plutôt des bicoques paysannes pour les rhabiller ensuite d’osier, de lin, de jonc de mer : une rusticité très étudiée (le « style Comporta », dit-on ici) dont la décoratrice Vera Iachia, membre de la dynastie Espírito Santo elle aussi, était la meilleure ambassadrice.
Vera Iachia, comme l’empire Espírito Santo, emporté par la crise économique de 2009, a disparu. Mais son esprit, dans le village de Carvalhal, imprègne encore le fond de l’air. À première vue, Carvalhal n’est qu’un lotissement lambda, typique du Portugal d’après-guerre, que traverse l’avenida do 18 de Dezembro : de part et d’autre de cette grand-rue, un Crédit agricole, un buraliste, un café sans façons (O Rei dos Caracóis, « Le Roi des escargots », où l’on grignote, à l’apéritif, comme son nom l’indique, des pôelées d’escargots de terre) et puis, en lieu et place de l’ancien showroom de Vera Iachia, la galerie- magasin que tiennent le décorateur français Jacques Grange et son compagnon, Pierre Passebon.
Bon ami d’Iachia, Grange perpétue élégamment, dans les maisons qu’il décore aux alentours pour ses amis mondains, l’« esprit » et le « style Comporta », tout en insufflant autour de lui une certaine émulation esthétique. Au n° 16 de l’avenida, l’antiquaire Jose Antonio Brito Canudo, artiste à ses heures, expose parfois chez Grange et Passebon. Au n° 19, le jeune Alexandre Neimann a installé son échoppe dans un petit immeuble vaguement Art déco dont Grange a mis en valeur les lignes : le designer et décorateur trentenaire s’y invente une identité stylistique qui embrasse et hybride l’âme de la région, travaillant avec de vieux artisans locaux, mixant faïences de l’Alentejo, assises sixties et miroirs XIXe.
Pour que ce pays vous accepte, il faut faire corps avec lui. Épouser son sol et ses racines. C’est ce qu’ont compris les architectes qui, depuis que les Espírito Santo ont dû céder des parcelles, ont ici fort à faire. L’agence espagnole Esteva i Esteva, par exemple, a érigé sur le domaine (nommé Melides Art) du collectionneur Miguel Macedo Bastos de Carvalho des villas cubistes, couleur sable, qui se fondent dans les conifères. Le Lisboète Manuel Aires Mateus, lui, a déposé deux huttes solitaires (nommées Cabanas no Rio) sur les étangs du Sado, dont les volumes biseautés rappelleront aux esprits rêveurs les silos de béton des environs. À moins qu’elles ne s’inspirent des cabanes de pêcheurs bringuebalantes qui parsèment, sur pilotis, le petit port voisin de Carrasqueira ? L’architecte a conçu ses Cabanas comme un éloge du ralentissement, un barrage contre la fuite en avant. Tout autour, d’ailleurs, il n’y a que de l’eau qui dort. Mais il ne faut pas s’en méfier. Tentons, plutôt, d’en imiter le calme et la constance.