C’est une ville de grands départs. Une cité d’où l’on s’en va bille en tête. Comme toutes les métropoles portuaires, nous direz-vous. Peut-être. Sauf que celle-ci a enfanté Christophe Colomb, ce qui vous pose une aura : vraie thalassocratie, la république de Gênes a régné sans partage sur la Méditerranée du Moyen Âge, et tant pis si son plus célèbre rejeton s’est mis au service de l’Espagne. Gênes, c’est aussi le berceau de la compagnie Costa, qui transportait l’huile d’olive au XIXe siècle, puis les migrants vers l’Amérique, puis les croisiéristes…
Jeter l’ancre au Porto Antico
Gênes, ce sont ces chantiers navals, éteints aujourd’hui, d’où sortaient les paquebots les plus rutilants des années 60. « Gênes, c’est le voyage, la découverte, le monde entier qui vous attendent juste là », nous disait, lyrique, Renzo Piano lors d’une interview en 2017, lui le Génois qui, depuis son agence translucide accrochée aux falaises des confins ouest de la ville – pour ne jamais perdre de vue la Grande Bleue –, a construit par-delà toutes les mers du globe. Pourtant, si d’aventure vous abordiez Gênes par les flots, jetant l’ancre au Porto Antico, qui jouxte l’hypercentre, l’envie pourrait vous prendre de regonfler fissa les voiles et de repartir vers le large.
Une ville de ronchons invétérés
Certes, dans les années 90, le maestro Piano a revivifié cet amas de hangars lugubres, y érigeant un aquarium sur pilotis et un drôle d’ascenseur panoramique en forme de volant de badminton. Mais tout de même, quelle balafre que cette sopraelevata (« surélevée »), route à quatre voies montée sur piliers, qui sépare la ville de son rivage depuis les années 60 ! Elle tonitrue et engendre des nuages de pollution, comme si Gênes fulminait, colérique. D’ailleurs, peut-être à l’image de leur cité, les Génois se définissent eux-mêmes comme des ronchons invétérés, « et il y a même un mot en patois génois, il mugugno, pour caractériser cette façon de râler », rigole Giorgio Bagnara, patron de la luxueuse enseigne de design Giobagnara, dont l’usine-atelier occupe un ancien entrepôt du port. « Dire que Gênes, c’était mieux avant, que le soleil y est trop fort ou la pluie trop drue, cela fait partie du mugugno. »
Un centre historique dynamique
Alors, passons outre la mauvaise humeur apparente, franchissons en apnée la sopraelevata. Laissons-nous charmer par ce centre historique qui semble bouder la mer, lui tournant le dos en tout cas, et qui s’envisage superbement enclos sur lui-même, comme « une confusion de ruelles », « pleine d’énergie vitale » et de « puissance créative », selon les mots de Friedrich Nietzsche, qui vécut là trois ans. Dans ce lacis, tellement serré que la lumière – et la 4G – passe mal, des pépites bien cachées se terrent : une table étoilée, The Cook al Cavo, où subsistent aux murs des fresques du maître Bernardo Strozzi datant du XVIIe ; un barbier-coiffeur, Antica Barberia Giacalone, dont les décorations Liberty, ainsi qu’on appelle l’Art nouveau italien, subjuguent, et où tout le monde, ouvriers en bleus de travail comme messieurs
encravatés, se refait une beauté…
Gênes et ses trésors cachés
Secrètes encore, ces adorables placettes (Piazza Lavagna, Piazza delle Erbe…) qui surgissent au détour d’un vico, d’une salita, d’un passo, comme on nomme les ruelles, et où, à l’heure de l’aperitivo, on grignote des fèves crues à même la cosse plutôt que des cacahuètes. Sans parler des somptuosités de la via Garibaldi et de la via Balbi, bordées de palais baroques, dont les portes dûment gardées (parfois grandes ouvertes aux visiteurs, parfois seulement entrebâillées) dévoilent des délices d’atriums, de loggias, de fontaines. Une simple épicerie de rien du tout, ici, peut sans complexe arborer des colonnes baroques. On a même vu, dans une enseigne de fast fashion, une statue très XVIIIe qui trônait là, un peu désolée, du côté des cabines d’essayage.
Folies urbaines
Toutefois, à l’inverse de Venise ou de Florence, la Gênes historique, bombardée par endroits pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a pas que des joliesses à offrir. Elle regorge d’incongruités
urbanistiques, contre lesquelles les autochtones n’ont pas fini de mugugnare, mais qui, néanmoins, brillent d’un certain panache. Prenez la galerie Giuseppe Mazzini, avec sa verrière XIXe à la milanaise : elle débouche sur un immense bloc de béton, érigé là par Aldo Rossi dans les années 80 et 90, qui abrite l’opéra de la ville. La colline de Carignano, si chic et si pimpante ? Elle porte, sur ses flancs, une énormité du plus pur brutalisme – le siège de la région Ligurie. Tandis que le Vico Dell’Antica Accademia, vénérable venelle, s’enorgueillit d’un tunnel façon bunker que le club Exopotamia, avant la Covid-19, inondait d’électro, colorant la nuit ligure de tonalités berlinoises.
Dualité entre histoire et industrie
Chocs des époques et grands écarts sont ici chez eux. « C’est une ville étrange, Gênes, presque expérimentale » philosophe Antonella Berruti, commissaire d’expositions et cofondatrice de l’excellente galerie Pinksummer. La région étant trop escarpée, il n’y a jamais eu d’agriculture, alors on y a inventé, au Moyen Âge, la banque et le capitalisme, si bien que de grandes fortunes se sont faites ici. Plus tard, l’industrie de l’acier a créé un prolétariat puissant. Mais ce n’est pas une ville de classe moyenne. Il y a d’ailleurs à Gênes une verticalité singulière, avec, dans un même immeuble, les pauvres qui vivent en bas, dans les étages sombres, et les gens aisés en haut, là où il y a les terrasses. »
Verticalité génoise
« Verticalité », dans tous les sens du terme, est un mot qui va à Gênes comme un gant : richesse et modestie, édifices précieux et bâtisses brutes, ravines et hautes buttes, tout s’y empile. Métropole en strates, fin ruban de 30 km de long coincé entre mer et monts, la cité compose comme elle peut avec ses pentes raides.
« Un quartier mi-rouge, mi-bigot, dont j’aime l’ambiance villageoise »
Alors votre souffle et vos mollets seront mis à forte contribution. Votre odorat aussi, de la plus délicieuse des façons. Les artères de la ville, dès que le relief s’accidente, se prolongent en scalinate (ruelles-escaliers) ou en crêuze, anciens chemins abrupts pour mulets, pavés de brique rouge, qui serpentent toujours entre les jardins suspendus d’où s’échappent, quand c’est la saison, des senteurs de fleurs d’oranger et de mimosa. Les plus pittoresques d’entre eux, à quelques volées de marche du centre, escaladent le Castelletto, « un quartier mi-rouge, mi-bigot, dont j’aime l’ambiance villageoise », s’amuse l’architecte et directrice artistique Silvia Piacentini, qui travaille à l’herboristerie de l’église Sainte-Anne – l’Antica Farmacia Sant’Anna, une institution du coin.
Ascension panoramique
Pour accéder au sommet du Castelletto, les jambes fatiguées disposent d’une poignée de funiculaires et de crémaillères – et c’est bien peu –, ou encore d’un extraordinaire ascenseur de style Liberty, paré de baies vitrées à motifs chantournés. Une fois là-haut ? Un village, en effet. Avec ses mamies pomponnées qui hissent leur Caddie de légumes, bravant les dénivelés et tombant le masque anti-Covid sous l’effort.
« Genova la Superba »
Avec ses jardiniers qui cultivent, presque en équilibristes, trois pieds de choux sur un bout de rempart. Avec ses bambins qui jouent au foot ou au tricycle le long du belvédère Luigi Montaldo, à l’ombre des pins parasols, sans un regard pour ce panorama qu’ils connaissent par coeur, mais qui, nous, nous sidère, celui d’une ville aux toits blanc cassé, qui dégringole vers la mer – et au loin, le port, avec ses enchevêtrements de silos, de grues, de conteneurs. « Genova la Superba », comme on l’appelle ici non sans un certain chauvinisme, ne fait pas mentir son surnom !
Châteaux cosmopolites
Et comme pour ajouter de la fantasmagorie à l’affaire, quelques châteaux étranges du début XXe, néogothiques, orientalisants, dardent leurs tourelles dès qu’on grimpe plus haut encore dans le Castelletto. L’un d’eux, le château Mackenzie, construit pour un courtier en assurances écossais, est aujourd’hui le siège de Cambi, maison de vente génoise, chez qui tous les décorateurs italiens haut de gamme se fournissent – qui en vaisselle des années 30, qui en tapis de prix.
La navigation qui façonna la ville
Un autre, le château D’Albertis, héberge, intelligemment scénographiés, les trésors (ou disons, les butins) que le capitaine Enrico Alberto D’Albertis, sorte de Pierre Loti local, a rapportés d’Afrique. La navigation, on l’aura compris, a façonné la ville, qui peut compter sur ses figures de proue illustres, Colomb ou D’Albertis en tête. Elle a ses loups de mer anonymes aussi : au creux des anses qui ourlent les rives est de Gênes, ils ont bâti des petits ports de pêche, toujours en activité, même si la métropole les a largement avalés.
Mieux que Portofino
L’un d’eux, Boccadasse, n’a pourtant rien perdu de ses atours croquignolets : des maisons tout en volets verts et dégradés d’ocres, des barques parquées bien en rang, un lido aux cabines surannées, voilà ce qu’on y savoure. « Pas besoin d’aller se ruiner à Portofino quand on a Boccadasse à domicile ! » nous a lancé, railleur, un ami génois fou de sa ville, alors qu’on s’apprêtait à visiter, quelques kilomètres plus à l’est, l’élégante villégiature de la Riviera. Boccadasse, c’est vrai, n’a rien à envier à Portofino – si ce n’est ses palaces – et, du coup, n’a rien de son snobisme.
Des airs de Dolce vita
Été comme hiver, Covid ou pas, sa petite plage de galets, tous les dimanches soir, se noircit de bandes de jeunes et de familles au grand complet. Ça picore des fritures de poisson servies en cornets. Ça sirote des spritz et des ballons de vermentino, cépage ligure par excellence. Ça fait des selfies face au soleil couchant tout en palabrant sans fin. Une ville de départs, Gênes ? Allons donc. Quand elle prend ainsi des airs de dolce vita, on n’a plus aucune envie de la quitter.