Un escargot tout beau
Autre point de mire : l’immense port vers lequel la ville se tourne enfin grâce au prolongement de la ligne 1 du tramway. Celle-ci passera par le futur musée maritime, par le MAS, qui trône sur la zone portuaire la plus ancienne, par l’Eilandje (quartier des Docks), face au canal de 135 km ralliant Rotterdam, et par Havenhuis (la Maison du port), qui constitue une halte remarquable. « C’est le siège de l’administration portuaire. Nous voulions quelque chose de princier ! Ainsi, les compagnies sans siège social sont heureuses d’y montrer leur puissance », confesse le cicérone qui nous cornaque dans ce bâtiment livré en 2016 par l’agence de Zaha Hadid, quelques mois seulement après la mort de l’architecte irako-britannique, Pritzker Prize 2004. Ce Zeppelin 100 % panoramique de 1 350 tonnes d’acier et de verre facetté, reposant en douceur au-dessus d’une caserne de pompiers datant du XIXe, a un effet détonant !
Lors d’un dîner au MESA, le jeune chef Laurens Sijssens nous glisse à l’oreille son adresse du samedi : le marché d’Oudevaartplaats, dans le quartier du Meir, où prolonger une nuit blanche en dégustant des huîtres avec une coupe de champagne. Le Meir est l’incontournable secteur des marques internationales, des hôtels patriciens du XIXe, dont le Café impérial – ancienne résidence napoléonienne –, du Grand Café Horta aux structures d’acier ou de la Stadsfeestzaal, salle de bal muée en centre commercial. À deux pas, le centre historique tournicote en escargot autour de la cathédrale Notre-Dame. Sur Groenplaats, les trams déversent des flots de touristes – 1,6 million par an – attirés par les trois piliers de la Belgique : chocolat chaud, frites (les meilleures sont sur Korte Gasthuisstraat) et koffi ekoeken, le biscuit glacé national. À moins de se laisser tenter par une petite mousse dans la cathédrale… où niche le bar De Plek, véritable tentation. En face, le Vlaaikensgang, ce mystère bien gardé, racheté et réhabilité par l’incontournable galeriste-star Axel Vervoordt : un chemin voûté, semé de restaurants et de maisons du XVIe cachées sous une treille et où habitent quelques créateurs chanceux.
Dans l’écheveau de venelles sinueuses, percé de placettes pavées, la foule socialise au très couru Graanmarkt 13, dans les nouveaux temples culinaires tels que Camino, près de l’église Saint-André – que le curé a équipée de sacs de boxe pour « expulser » la colère ! –, ou sirote son thé vert dans une laverie communautaire stylée. Ce ravissant mouchoir de poche est rempli d’églises – comme Saint-Charles-Borromée, où admirer peintures et sculptures de Rubens et Van Dyck –, de maisons des guildes des XVIe et XVIIe siècles, blotties les unes contre les autres, refermées sur leur opulence. « Extérieur austère, intérieur merveilleux… c’est une ville secrète », synthétise Sébastien Meunier, directeur artistique des collections d’Ann Demeulemeester, la plus flamande des maisons de mode. Les immeubles y dévoilent leurs parements en brique patinée, leurs vitraux ou leurs pignons, comme celui orné d’une Vierge écrasant un serpent sous son pied – affirmation du catholicisme contre la Réforme, qui a ensanglanté la région au XVIe siècle.
A Anvers, esthétique en noir et blanc
Sébastien Meunier nous aiguille vers les maisons aristocratiques de Pierre Paul Rubens et des Plantin-Moretus – l’ensemble formant un musée classé deux fois sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, pour ses archives et son bâtiment. Deux beautés flamandes dans leur jus qui nous plongent dans les feux de la Renaissance, laquelle influence durablement la créativité sur l’Escaut. Ces effets rebondissent jusque dans le quartier des antiquaires sur Kloosterstraat, Sint-Jorisstraat ou Leopoldstraat. Cette esthétique imprègne également l’univers de la mode sur les artères de Steenhouwersvest, Lombardenvest, Kammenstraat et Schuttershofstraat. Visages de nacre au chignon blond vénitien relevé sur la nuque, sanglées dans de volumineux manteaux de jais d’où dépasse une paire de bas sombres sur des souliers de cuir masculins, juchées bien droites sur leurs bicyclettes, les jeunes Flamandes semblent échappées d’un clair-obscur ou d’un défilé de Dries Van Noten. Ici, le style oscille sans cesse entre la flamboyance héritée de la domination de Charles Quint et le puritanisme infusé par la Réforme, entre tailleurs stricts « boyish » et jupes de nymphes.
La ville s’est inscrite sur la carte fashion vers 1980, avec l’avènement des « Six d’Anvers », parmi lesquels se sont notoirement distingués Dries Van Noten et Ann Demeulemeester – qui possèdent des boutiques démentielles en ville –, et auxquels a été rattaché Martin Margiela. Plus tard suivront Christian Wijnants, A.F.Vandevorst ou Glenn Martens, qui, en quelques collections, s’est hissé au firmament. « Ces modèles travaillent à de très hauts niveaux autour de valeurs artistiques importantes apprises à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers », confie Maureen De Clercq, coordinatrice du département de mode de l’institution. Pilotée par Walter Van Beirendonck (qui compta parmi les « Six »), l’école prépare les nouvelles générations, au sein desquelles ressort Demna Gvasalia, depuis peu aux commandes de Balenciaga. Ezio Costa, un Parisien de 23 ans, a aussi choisi de développer là ses coupes, très théâtrales. « Les vêtements sont pour moi des objets d’art. Ici, j’apprends à défendre mon point de vue avant de me plier à des raisons plus commerciales. Anvers a l’avantage d’être plus économique que Londres. C’est une ville géniale, calme, accessible. J’y suis très heureux. » En effet, qui, à sa place, ne le serait pas ?