« J’ai un lien très personnel avec Tokyo car j’y suis né et j’y ai grandi. Ironiquement, lorsque je quitte la ville et y reviens, ce sont les endroits chaotiques comme Shinjuku ou Shibuya – dans lequel j’ai installé mon studio – que j’ai d’abord besoin de retrouver, même si j’apprécie beaucoup les quartiers plus calmes, comme celui d’Hanegi Park, où je vis », confie l’architecte et designer Daisuke Yamamoto.
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Perfect days
Difficile de rêver meilleur Polaroid de notre rubrique « Insiders ». Bien sûr, le cinéma a toujours su façonner l’image des villes dans l’imaginaire collectif de ceux qui n’y vivent pas. Il y a vingt-deux ans, Lost in Translation, de Sofia Coppola, venait spontanément à l’esprit lorsque l’on évoquait Tokyo.

En 2024, c’est Perfect Days, de Wim Wenders, un film de commande destiné à mieux faire connaître le projet The Tokyo Toilet – dix-sept toilettes publiques construites à l’occasion des J.O. de 2020 par des architectes aussi renommés que Shigeru Ban, Sou Fujimoto, Kengo Kuma ou Tadao Ando. Ce néo-road movie urbain déroule, en longs travellings rythmés par la musique de Lou Reed ou de Patti Smith, le quotidien d’un employé chargé de leur entretien (Koji Yakusho a d’ailleurs reçu le prix d’interprétation masculine à Cannes pour ce rôle).
Au-delà du scénario, c’est une ode poétique à la simplicité, à la fonctionnalité et à la modestie, trois valeurs réputées si japonaises qu’elles peuvent être perçues comme un écho contemporain au mouvement Mingei. Théorisé au début du XXe siècle par l’écrivain Soetsu Yanagi, il s’attache à la beauté des objets du quotidien, souvent artisanaux.
Son esprit souffle toujours, comme sur la belle sélection de céramiques proposée par la boutique Kogei Keaton, à Setagaya. Ou dans les bols beige rosé du micro-restaurant Suba VS, inauguré début septembre à Shibuya. Aménagé de façon mi-brutaliste, mi-minimaliste par l’architecte et designer Yusuke Seki, à qui l’on doit aussi la première adresse de Suba à Kyoto, Suba VS est tellement discret qu’on le prend de prime abord pour une entrée d’immeuble.

On s’y régale, debout comme il se doit, de nouilles de sarrasin – soba – servies avec des ingrédients saisonniers soigneusement sourcés: champignons, poutargue, œuf parfait, lime, figues… Ou encore de palourdes shijimi du lac Shinji et huile de mandarine. Au Japon – et a fortiori à Tokyo –, il ne faut jamais se baser sur la modestie du nombre de mètres carrés ou sur l’absence d’ostentation, voire d’enseigne, pour évaluer la qualité d’un lieu. Au contraire même.
À la découverte de Tokyo
À deux pas du Nezu Museum, pour goûter les délicieux tempura du restaurant Miyagawa, qui ne compte que deux tables et un comptoir de dix couverts, l’essentiel est de repérer l’entrée, située sur le côté d’un anonyme immeuble en briques. Et de savoir que toute photo est interdite.

Sobre long comptoir en bois et courte sélection faite chez des petits producteurs indépendants : Kuranoba, dans le quartier de Gotanda, est un établissement idéal pour déguster du saké. Chez Higashiya Man, la sobriété sophistiquée de la boutique et des packagings dessinés par Shinichiro Ogata et son studio de design Simplicity est un avant-goût de la subtilité des wagashis, ces confiseries à base de pâte de riz et de haricot rouge.
À Ginza, la minuscule librairie Morioka Shoten, conçue par Yoshiyuki Morioka, pour qui « l’artisanat est le matériau le plus important de la culture japonaise », ne propose à la vente qu’un seul titre par semaine, contextualisé au sein d’une sélection d’œuvres en corrélation. À peine plus grand que sa petite vitrine, l’espace intègre aussi quelques très beaux tabourets vintage d’Isamu Kenmochi (1912-1971), l’un des pionniers du design industriel dans l’archipel.

Habitués à l’exiguïté des parcelles, les architectes tokyoïtes redoublent d’ingéniosité créative. Kooo Architects a ainsi signé le tout nouvel hôtel Raku-Ragu dans le quartier de Nihonbashi, district historique de la Bourse de Tokyo. À cinq rues de là, l’hôtel K5 est, lui, installé dans une ancienne banque des années 1920 réaménagée par l’agence suédoise Claesson Koivisto Rune. Un indice de cette fameuse sensibilité croisée entre la Scandinavie et le Japon.
Il existe même un nom pour cela : Japandi. À l’est, Kuramae, ancien quartier des entrepôts de riz, est surnommé le Brooklyn de Tokyo. On y trouve des artisans travaillant le cuir, un temple de la papeterie (Kakimori), une micro-boutique de thé (Nakamura Tea Life Store), une distillerie locale de gin (Tokyo Riverside Distillery) élaboré à partir d’excédents de diverses brasseries ou de producteurs de saké.

À Kanda, le périmètre de Jimbocho affiche une concentration unique au monde (sur 1 km2!) de librairies d’occasion. « Il existe ici de nombreuses souscultures selon les quartiers: celui des livres, de la musique, de l’électronique, etc. La ville permet de naviguer en toute fluidité au sein d’une telle diversité », explique Keiji Takeuchi, designer japonais aujourd’hui établi à Milan, passeur de cultures chevronné auprès de marques de mobilier japonaises. Et vice versa.
Entre tradition et modernité
C’est aussi à Kanda que la marque de néo-kimonos sur mesure Y.&Sons, créée par Takayuki Yajima, a ouvert sa première boutique. En questionnant avec élégance les frontières du genre, son fondateur entend partager, à l’empire du Soleil Levant comme à l’international, ce mix de pure culture japonaise et d’esprit Savile Row– une rue de Londres célèbre pour ses tailleurs traditionnels –, le tout saupoudré d’un zeste de technicité outdoor.

« Kanda est un quartier unique, car le passé est encore présent à travers les nombreux temples et sanctuaires, mais également les petits restaurants et les librairies. Il y a, ici, une échelle humaine qui facilite l’interaction », analyse Takayuki Yajima. Un dialogue entre tradition et modernité qui se traduit par un intérêt décuplé pour les maisons traditionnelles, pourtant habituellement plus associées à Kyoto, l’ancienne capitale impériale.
Lemaire, créateur de mode français à l’univers à la fois épuré, fonctionnel et poétique, vient d’inaugurer, dans le quartier d’Ebisu, sa première boutique nippone au cœur d’une résidence privée des années 1960. À Kagurazaka, district prisé des expatriés français, surnommé Le Petit Kyoto, séjourner à la Trunk (House) est un luxe absolu, dans tous les sens du terme. L’idée est de pouvoir ainsi, avec un service hôtelier personnalisé, habiter, ne serait-ce que pour une nuit, l’intégralité de cet ancien ryotei (auberge traditionnelle) et, avant cela, école de danse pour geishas, réaménagé avec une belle obsession du détail.

La tradition, oui, mais liftée. D’où le salon de thé avec tatamis et coussins en cuir, la baignoire XXL en hinoki (Chamaecyparis Obtusa, dit faux cyprès du Japon) surmontée d’une fresque graphico-érotique et le karaoké privé avec boule à facettes et vinyles. Souvent obsessionnelle, la passion pour ces derniers saute aux yeux à Tokyo, notamment dans le bar à vins Studio Mule, à Shibuya.
C’est sans doute cette approche si japonaise – creuser à fond un sujet –, couplée au goût culturel pour la simplicité et la fonctionnalité, qui a fait germer chez Keiji Takeuchi l’idée de l’exposition « Walking Sticks&Canes ». Avec le soutien de la marque Karimoku, le designer a demandé à dix-huit de ses confrères de créer une canne de marche. Jasper Morrison, Ville Kokkonen, Pierre Charpin, Hugo Passos, Maddalena Casadei, entre autres, ont aussitôt joué le jeu.
L’effervescence du design
Présentée en avant-première à la Triennale de Milan, elle a voyagé l’automne dernier dans le discret mais très actif espace Karimoku Commons, à Aoyama. À deux pas, le leader du mobilier en bois au Japon vient d’inaugurer le Karimoku Research Center dans un bâtiment en béton brut, magnifiquement transformé par l’architecte Keiji Ashizawa. Car c’est un fait: la scène design est en ce moment en pleine effervescence à Tokyo.

Pionnier, Issey Miyake (1938-2022) avait inauguré dès 2007 l’espace 21_21 Design Sight. Implanté à Roppongi, le bâtiment commandé à Tadao Ando met plus que jamais en lumière d’ambitieuses et essentielles thématiques. Jusqu’au 16 février, l’exposition « Pooploop » explore ainsi le potentiel artistique et design des déchets et des excréments.
En parallèle, une nouvelle génération d’architectes et de designers sensibilisés à la durabilité a fait irruption sur la scène tant locale qu’internationale. Daisuke Yamamoto en est l’exemple le plus emblématique. Découvert à Milan en 2023, son projet « Flow », réalisé à partir de chutes d’acier léger récupérées sur des sites de démolition, l’a immédiatement propulsé dans le radar des amateurs de design.

Après la Design Tide Tokyo, il présentera l’évolution de cet hommage personnel à l’Autoprogettazione, d’Enzo Mari, lors de la prochaine édition de Matter and Shape, à Paris, en mars. Une nouvelle vague de galeries tokyoïtes introduit, avec fraîcheur et conviction, le concept de design collectible au Japon et développe un dialogue avec l’international.
C’est le cas de (Place) by Method, à Shibuya, un espace à la programmation pointue. « Tokyo est une ville à l’énergie et aux intersections culturelles uniques, ce qui en fait un environnement très stimulant pour la création. Le paysage actuel du design semble défini comme un carrefour de diversité et d’innovation, et les nombreux studios, galeries et espaces d’art favorisent les interactions et les collaborations entre créateurs », résume Toshiki Yagisawa, son directeur créatif.

Fondée par Mitsuo Suma, Licht Gallery expose aussi des designers français, incontournables (Ronan Bouroullec) ou émergents (CP RV, duo constitué de Camille Paillard et Romain Voulet). Cet écosystème design tokyoïte qui s’invente activement ne peut que donner envie d’aller s’y plonger sur place dès que possible.
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