Plutôt cantonné au secteur de l’agroalimentaire, le lait pourrait aussi faire office de matériau pour des biens manufacturés. C’est ce qu’affirme Tessa Silva, artiste visuelle et designeuse installée à Londres. Intéressée par l’influence des différentes matières sur la société et par ce qu’elles peuvent sous-entendre anthropologiquement, la jeune femme est à l’origine de « The Feminised Protein », une étude sur l’utilisation des protéines de lait comme matériau pour la production artisanale d’objets fins.
De cette étude sont nées plusieurs collections. « Cowry », qui comprend des vases et des luminaires aux formes sinueuses, un meuble mural « Floawting drawer », habillé de motifs rappelant celui du marbre, mais aussi, « Solid Soft », une série de tables d’appoint, où s’entrelacent ces mêmes silhouettes singulières. Un motif insolite qu’elle applique aussi sur des sculptures baptisées avec humour « For Lizard, From Cow ». Un titre qui nous en dit plus sur l’origine des matériaux qui ont servi à les façonner les pièces en question.
Un procédé de fabrication vieux de plusieurs siècles
En effet, la créatrice a récupéré le surplus de lait d’une ferme biologique du Sussex, dans le sud-est de l’Angleterre. Ce lait écrémé est un sous-produit de la fabrication du beurre et de la crème. De ce liquide, est extraite une protéine (la caséine), ensuite mélangée à de la craie, elle-même issue d’une carrière du Hampshire.
Une fois cette matière constituée, elle est coulée dans des moules de tissus, issus de stocks dormants. Un clin d’œil à la fabrication traditionnelle de fromage pour laquelle des linges sont utilisés.
Quand elle ne les remplit pas à la main, la designeuse a recours à un poussoir à saucisses. Des instruments cocasses dans ce contexte qui donnent à certaines de ses pièces une forme étrange, à la fois tubulaire, organique et striée par les coutures et les trames du tissu. Une fois sèche, la pièce conçue affiche un aspect similaire à celui de la pierre.
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Un surprenant procédé et un étonnant matériau que Tessa Silva a nommé « Chalk & Cheese ». Celui-ci n’est autre qu’une nouvelle formule d’une matière conçue dans les années 1300, et utilisée à l’origine en tant que revêtements de sol dans les maisons de l’ère Tudor. Un exemple de cette pratique est à découvrir à la Alfriston Clergy House, construite en 1350, où le sol de « chalk and sour milk floor » (le sol en craie et lait aigre) est toujours en place.
Exposée dans des institutions telles que le Victoria and Albert Museum, le musée des Arts Appliqués de Vienne, ou encore au Palacio de Cibeles à Madrid, « The Feminised Protein », initié en 2015, ne se résume pas à l’usage saugrenu d’une matière inattendue. Via cette pratique, la Londonienne appréhende l’artisanat comme un outil « pour explorer la relation entre les humains et les animaux – en particulier le rôle des mammifères femelles dans une structure sociale et culturelle patriarcale. »
Le lait, une matière première culturellement riche
« Les produits laitiers ont contribué à façonner les cultures et la civilisation occidentale telles que nous les connaissons. Certaines des premières reliques humaines sont des récipients contenant des résidus de lait de vache. En tant que matière première, le lait est culturellement chargé, puisqu’il a fait l’objet de mythes d’origine multiple » explique la créatrice. Notamment celui qui met en scène une querelle entre les divinités grecques Zeus et Héra, et qui serait à l’origine de la Voie lactée, rappelle-t-elle.
En plus de cet aspect culturel et mythologique, l’initiative de l’artiste vise à créer un dialogue autour de notre culture du gaspillage et de l’industrie agricole. En effet, « The Feminised Protein » est un terme inventé par l’écrivaine américaine féministe et militante pour les droits des animaux Carol J. Adams, au début des années 1990, utilisé pour parler de l’exploitation des cycles de reproduction des animaux pour produire de la nourriture à grande échelle. « Donner une forme tangible à ce liquide oublié est un hommage à la fois aux aspects controversés et extraordinaires du lait », que Tessa Silva n’hésite pas à qualifier « d’élixir de vie ».