Nos meilleures idées naissent souvent de l’observation de notre environnement… Employée dans la finance et passionnée d’art contemporain, Amélie du Chalard invitait souvent collègues et amis chez elle, lesquels étaient stupéfaits des œuvres accrochées aux murs. Ils lui avouaient qu’eux-mêmes, qui avaient pourtant les moyens, n’osaient pas mettre les pieds dans les galeries.
Un prix plancher à quelques centaines d’euros
Partant de ce constat, la jeune femme a tout quitté pour lancer Amélie Maison d’art, son concept de galerie d’art en appartement. C’est la même idée qui a présidé à la fondation de la galerie Wilo & Grove. Fanny Saulay et Olivia de Fayet font le même constat. « Lorsqu’ils pensent à l’art, la plupart des gens se disent que ce n’est pas pour eux. Ils ne se sentent pas à leur place dans ces lieux snobs, ponctués d’installations et de vidéos, quand bien même ils auraient les moyens d’acheter… C’est dommage, car 90 % des œuvres d’art sont des pièces avec lesquelles il est possible de vivre et dont le prix plancher est de quelques centaines d’euros », raconte Olivia de Fayet.
L’âme de l’appartement-galerie
De fait, à l’heure où les galeries d’art et de design sacralisent les œuvres qu’elles exposent, imposant de fait une distance avec les non-initiés, une jeune génération d’entrepreneurs a l’idée de recevoir les clients dans des lieux chaleureux, appartements ou maisons, parfois carrément chez eux. Aux États-Unis, ce sont les investisseurs immobiliers eux-mêmes qui se sont emparés de la tendance, conscients qu’en faisant appel à ces galeristes pour meubler des appartements ou des maisons à vendre, ils amélioraient considérablement leur potentiel.
En y installant une décoration attrayante, comme le fait l’Américaine Susan Clark, et sa société Radnor, depuis 2016, à New York, ou le duo franco-libanais Gabriel & Guillaume, à San Francisco, un système gagnant-gagnant se met en place, où les galeristes viennent apporter une émotion qu’ils ne pourraient pas aussi bien laisser transparaître dans une galerie classique…
« Contextualiser l’objet, le rendre habitable »
Un avis que partage Susan Clark, qui représente la jeune garde du design comme Ladies & Gentlemen Studio, Egg Collective ou Karl Zahn. Pour elle, le choix de l’appartement était une évidence. « Un des plus grands enjeux du design est de contextualiser l’objet, de le rendre “habitable”, souligne-t-elle. Il est plus efficace d’avoir un environnement incarné qu’une vitrine », estime la jeune femme, qui s’est installée avec la complicité de l’architecte d’intérieur Elizabeth Roberts et le promoteur immobilier DDG, dans un nouvel immeuble de luxe du quartier de Carnegie Hill, après avoir investi The Brandt, en 2018, un autre programme immobilier haut de gamme.
Toujours à New York, la Galerie Philia a pris quant à elle ses quartiers dans un loft en duplex de la Walker Tower, un gratte-ciel Art déco de Chelsea. Un projet qui ambitionne de faire découvrir au marché américain des designers européens plutôt arty, tels que Frédéric Saulou, Sander Bottinga ou Lucas Morten, ainsi que des designers nord-américains influencés par l’esthétique européenne, comme Rick Owens. Toutes ces pièces sont disséminées dans ce condominium baigné de lumière grâce à d’immenses baies vitrées. Un sublime lieu de vie avec sol en parquet noir où tout est à vendre jusqu’à l’appartement lui-même, pour 25 millions d’euros.
Pouvoir émotionnel…
Nathalie Assi, fondatrice de la Seeds Gallery, à Londres, vient d’aménager une deuxième adresse, à Paris. Après sa maison victorienne de la capitale anglaise, elle a choisi un appartement à quelques pas de la place de l’Étoile, dans un immeuble moderniste à la façade vitrée épurée. « Pour moi qui défends du design expérimental, il est particulièrement indispensable d’exposer les pièces en situation, pour prouver que l’on peut vivre avec. Ici, contrairement à une galerie classique, où les visiteurs sont dans la retenue, tous les sens sont sollicités, car personne n’a peur de toucher les œuvres, de les tester. Les visiteurs restent ensuite imprégnés de cette “expérience” », dit-elle. Ouvrant la voie aux émotions, c’est en effet l’expression qui revient le plus souvent dans la bouche de ces nouveaux galeristes.
« Pour mes “Casa Perfect”, détaille David Alhadeff, fondateur de la galerie-plateforme The Design Perfect, en 2003, je choisis des emplacements centraux, qui facilitent la tâche de mes clients, mais qui surtout sont des lieux au grand pouvoir émotionnel. Nous nous sommes, par exemple, installés quelques mois dans une ancienne maison d’Elvis Presley, à Los Angeles. » Un cadre époustouflant, renouvelé régulièrement pour apporter à sa galerie nomade un supplément d’âme historique et culturel, une expérience unique donc, exclusive du fait même de sa singularité et de son caractère éphémère.
… versus marketing didactique
À Paris, Amélie du Chalard, dans sa galerie du IXe arrondissement, reçoit sur rendez-vous pour prendre le temps d’accueillir ses clients. Mais elle a poussé plus loin le concept puisqu’elle organise aussi des dîners, lors desquels elle reçoit des artistes et des collectionneurs, et des cocktails « apprendre à voir », durant lesquels un spécialiste de l’histoire de l’art décrypte des œuvres abstraites, moins faciles à appréhender que l’art figuratif. Livrer les clés, voilà une autre façon de démocratiser… et donc de vendre.
L’éclosion de la « maison d’art »
Depuis quelques mois, la galeriste va même encore plus loin. À force d’entendre les visiteurs lui demander s’ils pourraient louer son espace, elle a mis en location deux appartements, « pensés comme une expérience », avec des œuvres d’artistes qu’elle représente et du mobilier d’éditeurs, de distributeurs et de designers avec qui elle a noué des partenariats. La formule « maison d’art », qu’elle défend jusque dans le nom de sa galerie, prend ici tout son sens.
Nathalie Assi, la fondatrice de Seeds, propose de louer l’appartement-galerie, qui est aussi son pied-à-terre parisien, pour que sa clientèle s’imprègne davantage des pièces. Tout comme à Londres où elle accueille ses clients chez elle, lorsque ses enfants sont à l’école. « Ici, je montre mon intimité, ma façon de vivre avec mes pièces. Je ne crois pas aux vrais-faux appartements ; les gens ont besoin de sentir ma sincérité, mon goût », estime la galeriste. C’est aussi le choix de David Alhadeff, qui assume « un choix égoïste » dans l’installation d’une Casa Perfect, à Los Angeles. Il défend : « Le plaisir de vivre parmi mes pièces, mais aussi de jouir d’un pied-à- terre sans y emménager vraiment. »
Un cabinet de collectionneur éphémère
Un choix guidé par une notion de plaisir évidente, dans ce métier où sphères privée et professionnelle s’entremêlent fréquemment et où les galeristes vivent bien souvent avec les œuvres qu’ils défendent. L’un des plus beaux exemples, c’est le bien nommé « The Apartment », à Copenhague, dans un immeuble XVIIIe siècle avec moulures et parquet, un lieu vivant où dialoguent design contemporain, mobilier du XXe siècle et notamment une belle collection de patchworks et de tapis anciens. Très coloré, l’appartement est tout sauf intimidant et donne au contraire envie de tout acheter tant on s’y projette, grâce à la curation subtile de sa fondatrice, Tina Seidenfaden Busck, une ancienne experte de chez Sotheby’s.
Cette tendance, née dans les pays anglo-saxons et nordiques, où les boutiques n’ayant pas pignon sur rue sont culturellement plus acceptées, contamine effectivement Paris comme une alternative à des démarches a priori similaires (la galerie en appartement), mais souvent moins démocratiques. Private Choice, par exemple, une curation très personnelle d’art et de design conçue comme un cabinet de collectionneur éphémère, créée par Nadia Candet en 2013, est devenue le pas de côté (sur rendez-vous uniquement) de la FIAC, événement sur lequel l’ancienne directrice d’ouvrage chez Flammarion a judicieusement calqué son calendrier.
La tendance de l’appartement-galerie à la hausse
Chaque année, elle investit ainsi un spacieux appartement haussmannien où les confirmés Constance Guisset et Samuel Accoceberry côtoient les fontaines d’Arthur Hoffner, sous la bénédiction d’œuvres d’art signées Jean-Michel Othoniel ou Rero. Éclectique, élégant, c’est un luxe contemporain très incarné, qui met la barre assez haut, tarifs à l’avenant. Dans une période qui nous oblige à tout faire sur rendez-vous et à éviter la foule, cette tendance de la galerie en appartement suscite d’autant plus de vocations… et de nouveaux concepts dans lesquels le « galeriste » n’est plus celui qui déniche, accompagne et produit des artistes, mais celui qui opère une sélection, comme pour un concept-store.
Rupture House, l’appartement-galerie parisien
Après la Galerie LSD l’année dernière, au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier dans le Marais, et où Laurence Simoncini, décoratrice et galeriste, s’est installée pour y vendre, entre autres, de petites séries originales et parfois abordables, c’est Rupture House qui vient d’ouvrir ses portes dans un appartement haussmannien du centre de la capitale. Fondée par l’agence de marketing culturel de Thomas Erber, Alexandre Sap et Julien Grollemund, elle constitue le troisième opus d’un concept déjà décliné en magasin de disques et bientôt en librairie.
Dans les salons de la galerie, les visiteurs pourront découvrir des pièces éditées par Established & Sons, marque partenaire de la maison, de Ronan et Erwan Bouroullec, de Philippe Malouin, de Konstantin Grcic ou de Committee. Un prototype de table basse de Hilton McConnico, un banc en marbre rose fleur de pêcher réalisé par Pierre Gonalons et des céramiques de Liselotte Watkins sont ici les quelques gages d’exclusivité sur laquelle s’appuient les néo-galeristes pour se démarquer.
> Galerie Philatel : +1 929 552 4079. galerie-philia.com
> The apartment, tel : +45 31620402, theapartmnt.dk
> Amélie, Maison d’art, amelie-paris.com
>Wiloft, wilo-grove.com