Design mystique : ce pèlerinage mexicain balisé par des stars de l’architecture

À l’ouest du Mexique, un pèlerinage millénaire rencontre les lignes pures du béton brut. Signés Tatiana Bilbao, Ai Weiwei ou encore Alejandro Aravena, ces édifices ponctuent la "Ruta del Peregrino" comme autant de balises pour les corps éreintés et les esprits agités.

Dans l’État de Jalisco, à l’ouest du Mexique, une dizaine de réalisations architecturales accompagne les marcheurs sur la « Ruta del Peregrino », un pèlerinage déployé sur 120 kilomètres depuis plus de deux siècles. Orchestré par les architectes mexicains Tatiana Bilbao et Derek Dellekamp, ce projet insolite a réuni une équipe internationale, dont les créations dialoguent autant avec le paysage qu’avec la foi.


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La voie de l’architecture

Nous roulons depuis plus d’une heure sur la voie express 70 depuis Guadalajara, au Mexique, lorsque nous nous écartons au niveau d’Ameca. Le parcours serpente désormais au milieu des champs cultivés avant d’atteindre la bourgade de Lagunillas. La route s’est peu à peu transformée en un chemin de terre parsemé d’ornières, et il faut faire attention de ne pas abîmer ses pneus.

À la sortie du village, l’attention est soudain captée par quatre immenses stèles qui se dressent fièrement. Les monolithes blancs mesurent au bas mot une vingtaine de mètres de haut. En prêtant bien attention, on constate que la disposition matérialise, au sol, une croix, tandis que l’un des blocs, « poinçonné » d’un bout de métal rouillé par les aléas du temps, semble saigner. Discrète métaphore du Christ en croix…

Depuis l’intérieur du mirador Cerro del Obispo (Christ &Gantenbein), les marcheurs peuvent observer le ciel à travers le motif architectural.
Depuis l’intérieur du mirador Cerro del Obispo (Christ &Gantenbein), les marcheurs peuvent observer le ciel à travers le motif architectural. Michel Figuet

Baptisée Chapelle de la gratitude, cette installation, imaginée par les architectes Tatiana Bilbao et Derek Dellekamp, marque d’une certaine manière la première étape de la « Ruta del Peregrino » (« Route du pèlerinage »), qui démarre à Ameca et s’étend sur 117 kilomètres à travers l’État du Jalisco, jusqu’à Talpa de Allende. L’objectif pour les pèlerins : aller célébrer « La Chaparrita » (« La Petite ») – nom donné à la statue de la Vierge qui siège dans la basilique de Talpa de Allende en raison de sa petite taille.

Ce jour-là, les lieux sont assez peu fréquentés, hormis par les locaux qui vont et viennent dans leurs tâches quotidiennes. Mais durant la semaine sainte, ce sont quelque trois millions de personnes qui se pressent sur la « Ruta ». Et cela, depuis plus de deux siècles. « En 2008, j’ai reçu un appel d’Emilio González Márquez, qui venait d’être élu gouverneur du Jalisco. Il m’a expliqué qu’il souhaitait faire quelque chose pour toutes ces personnes qui font le pèlerinage sans bénéficier d’aucune aide logistique », explique Tatiana Bilbao.

L’installation Chapelle de la gratitude, imaginée par les architectes Tatiana Bilbao et Derek Dellekamp. Elle marque la première étape de la « Ruta del Peregrino », à Lagunillas, non loin d’Ameca.
L’installation Chapelle de la gratitude, imaginée par les architectes Tatiana Bilbao et Derek Dellekamp. Elle marque la première étape de la « Ruta del Peregrino », à Lagunillas, non loin d’Ameca. Michel Figuet

En effet, le territoire ne dispose pas d’infrastructures touristiques à la mesure de ce rassemblement. L’architecte, basée à Mexico, accepte alors de réaliser une première phase de projets et propose de constituer une équipe pour mener rapidement de front plusieurs réalisations, toutes livrables en 2010.

Celle-ci se compose des architectes mexicains Derek Dellekamp, Rozana Montiel (Periférica) et Luis Aldrete, des Suisses des agences HHF Architects et Christ & Gantenbein, du Chilien Alejandro Aravena (studio Elemental) et de l’artiste chinois Ai Weiwei qui, à travers son agence Fake Design, avait invité Tatiana Bilbao à prendre part à un vaste projet d’urbanisme à Ordos (Chine), développé selon ce même principe d’une action collective.

Sous le double escalier du belvédère Espinazo del Diablo (HFF Architects), une croix dessinée dans le mur de brique évoque le pèlerinage.
Sous le double escalier du belvédère Espinazo del Diablo (HFF Architects), une croix dessinée dans le mur de brique évoque le pèlerinage. Michel Figuet

« Au détail près qu’au Mexique la séparation entre l’Église et l’État est un sujet très sensible, car la laïcité est un principe fondamental inscrit dans la loi auquel personne ne déroge. Aussi a-t-il fallu être malin pour être le plus œcuménique possible », souligne Tatiana Bilbao.

Des œuvres comme des balises

Ainsi, les interventions de chacun vont agir comme des marqueurs tout au long du chemin, tantôt pour répondre aux attentes pragmatiques, mais aussi pour tenter de faire écho aux réflexions suscitées par le périple.

L’un des deux escaliers du belvédère Espinazo del Diablo (HHF Architects).
L’un des deux escaliers du belvédère Espinazo del Diablo (HHF Architects). Michel Figuet

Ainsi, le Mexicain Luis Aldrete s’est attelé à construire deux édifices aux usages très fonctionnels aux points les plus stratégiques du périple, qui prend généralement trois jours et deux nuits : toilettes et salles de bains, cuisines, zones de couchage… Le geste architectural est plutôt modeste, mais cette suite de modules simplement construits en brique d’argile, et rythmée d’ajours, génère une lumière des plus chaleureuses dans les espaces intérieurs.

Certaines réalisations ont valeur de balises, comme en témoigne, à la deuxième étape, le mirador Cerro del Obispo édifié par Christ & Gantenbein sur la montagne du même nom. Située à 2 000 mètres d’altitude sur une ligne de crête, cette tour sert de phare aux marcheurs qui vont franchir le col. Une fois arrivés sur les lieux, ils peuvent pénétrer dans la base, vide de tout aménagement, et simplement observer le ciel à travers le motif architectural. Ici, les locaux ont aussi capté l’intérêt d’improviser des restaurants de fortune avant la descente sur l’autre versant.

Le mirador Cerro del Obispo (Christ & Gantenbein), à 2 000 mètres d’altitude sur une ligne de crête, sert de phare aux marcheurs qui vont franchir le col.
Le mirador Cerro del Obispo (Christ & Gantenbein), à 2 000 mètres d’altitude sur une ligne de crête, sert de phare aux marcheurs qui vont franchir le col. Michel Figuet

Un peu plus bas, difficile de manquer le Sanctuaire d’Estanzuela, qu’Ai Weiwei a placé pile en travers de la « Ruta ». L’artiste a formalisé une promenade horizontale longue de 117 mètres, creusant en amont un sillon, en excavant des milliers de pierres qu’il a intégralement redisposées en aval afin de former un promontoire ouvert sur le paysage. On peut voir ces deux portions, qui n’existeraient pas l’une sans l’autre, comme une sorte de yin et de yang.

Ce rôle d’observatoire devient encore plus explicite avec les deux réalisations qui suivent. Sur le versant menant au col du belvédère Espinazo del Diablo, HHF Architects a bâti une rotonde composée d’un jeu d’arches concentrique. Un double escalier permet, dans un mouvement hélicoïdal, d’accéder au toit-terrasse, d’où l’on peut contempler les alentours avant de redescendre sans toutefois revenir sur ses pas.

Aux deux points les plus stratégiques du parcours, à Estanzuela et à Atenguillo, l’architecte mexicain Luis Aldrete a imaginé des modules construits en brique d’argile qui abritent des espaces consacrés aux pèlerins: toilettes et salles de bains, cuisine, espaces de couchage… Les ajours y diffusent une lumière chaleureuse.
Aux deux points les plus stratégiques du parcours, à Estanzuela et à Atenguillo, l’architecte mexicain Luis Aldrete a imaginé des modules construits en brique d’argile qui abritent des espaces consacrés aux pèlerins: toilettes et salles de bains, cuisine, espaces de couchage… Les ajours y diffusent une lumière chaleureuse. Michel Figuet

Quelque 300 mètres plus haut, Alejandro Aravena – Pritzker Prize 2016 – a quant à lui littéralement formalisé une fenêtre ouverte sur la nature. Si, de l’extérieur, « l’objet » apparaît comme une forme abstraite, sorte de parallélépipède de béton plié, à l’intérieur, le calme est saisissant, tandis que la vue embrasse le panorama en CinémaScope.

Espace de méditation

D’autres projets se glissent plus discrètement dans le paysage, comme des appels à la méditation. Ainsi Ermita las Majadas, aux abords d’Atenguillo. En observant bien cette « archisculpture » aux formes géométriques très abstraites, on imagine une poignée de main formée par l’enchevêtrement des panneaux de béton. Un signe de fraternité aux pèlerins adressé par Tatiana Bilbao.

Sur la crête d’Espinoza del Diablo (1983 mètres), l’agence Elemental a posé ce pavillon aux formes minimales qui fait office de fenêtre sur le paysage.
Sur la crête d’Espinoza del Diablo (1983 mètres), l’agence Elemental a posé ce pavillon aux formes minimales qui fait office de fenêtre sur le paysage. Michel Figuet

De même, avant de franchir le col du mirador Cruz de Romero, qui domine Talpa de Allende, Derek Dellekamp et Rozana Montiel ont littéralement déposé au milieu de la forêt de Cocinas un gigantesque anneau de béton de 3 mètres de haut et de 40 mètres de diamètre. Ce dernier, quelque peu improbable dans cet environnement sauvage, délimite une zone circulaire qui devient un espace de méditation à arpenter sans règle précise.

« Il était question de phases ultérieures pour développer le projet, mais Emilio González Márquez n’a pas été reconduit dans son mandat. L’opposition a justement pointé du doigt le contexte religieux du projet et l’a fait stopper », explique Tatiana Bilbao.

Semblant flotter au milieu de la forêt, un anneau de 40 mètres de diamètre compose un sanctuaire circulaire imaginé par les architectes Derek Dellekamp et Rozana Montiel, ultime étape avant Talpa de Allende.
Semblant flotter au milieu de la forêt, un anneau de 40 mètres de diamètre compose un sanctuaire circulaire imaginé par les architectes Derek Dellekamp et Rozana Montiel, ultime étape avant Talpa de Allende. Michel Figuet

Pour autant, l’initiative a eu un retentissement international, au point qu’il a fait l’objet d’une présentation à la Biennale d’architecture de Venise en 2012 et que le Centre Pompidou acquière pour ses collections d’architecture l’ensemble des maquettes du projet. Surtout, quinze ans plus tard, ces œuvres continuent d’accompagner sans filtre les marcheurs dans leur quête.


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