Sa fille Pernette le précise bien. Si Charlotte Perriand (1903-1999), redécouverte ces vingt-cinq dernières années au fil de livres, expositions et articles de journaux, est souvent présentée comme une designeuse, elle n’a jamais prononcé ce mot pour parler d’elle-même. Comment dès lors qualifier cette femme qui a réalisé aussi bien du mobilier culte que des projets d’architecture d’intérieur ou des collages photographiques ? D’où vient cet engouement qui ne faiblit pas ?
Ce qui est sûr, c’est que l’on parle bien d’une architecte d’intérieur et d’une créatrice. Elle a même collaboré avec ses amis artistes, comme Fernand Léger , Joan Miro ou l’ architecte José Lluis Sert.
En dépit du côté difficile à étiqueter, c’est l’agilité intellectuelle de Charlotte Perriand qui plait. Celle d’une femme qui commence à faire ses preuves au milieu des années 20. Cent ans après, le souvenir laissé est celui d’une pionnière incarnant la modernité du XXème siècle.
Dans l’ombre de Le Corbusier ?
Nous vivons encore sur les avancées de Charlotte Perriand. Parler d’elle, c’est évoquer non seulement la cuisine ouverte mais aussi la question des auteurs et de leurs droits. Dès ses débuts chez l’architecte Le Corbusier, Perriand participe à la création des meubles des projets d’architecture. Lesquels sont ensuite devenus des icônes de style restées longtemps associées au seul Le Corbusier.
Aujourd’hui, c’est devenu — copyright oblige — une faute d’écrire un article à propos de ce mobilier en omettant d’indiquer en signature les trois noms de Le Corbusier, de son cousin architecte Pierre Jeanneret et de Charlotte Perriand. Le design sert ainsi d’exemple jusque dans d’autres sphères créatives. Partout où il est question de la juste reconnaissance du travail en général et de l’intégrité artistique en particulier. Pour Charlotte Perriand, il a fallu que sa fille Pernette s’en occupe après elle.
Charlotte Perriand inspire aussi le monde de la création parce qu’elle fait le même travail que les designers actuels, souvent de la même façon mais des années avant eux. Le fait qu’elle soit une femme, une précurseuse, est tout sauf indifférent dans la perception qu’on a d’elle. Elle exerçait une profession considérée comme un métier d’homme, dans le monde de l’architecture qui était majoritairement masculin. A l’époque de ses débuts, aucune femme en France ne signait un chèque.
Comme une femme de 2023, Perriand a laissé, à côté de son œuvre, le souvenir de son amour de la nature, des grands espaces, de la montagne et des voyages. En témoigne, la construction du refuge Tonneau, la station des Arcs, ses bureaux et tables aux « formes libres » , une idée expérimentée dès la fin des années trente.
Ses tables en sapin massif ont un plateau délimitant des formes asymétriques. Le plateau épais d’environ 6 cm, correspond à la distance comprise entre le pouce et l’index. Ce qui permet de bien prendre le plateau en main. Si en plein essor de l’usage des machines industrielles, Charlotte Perriand s’intéresse ainsi aux matériaux naturels, de sa vie, elle ne s’est jamais intéressée aux gadgets.
Charlotte Perriand au Japon
Les designers d’aujourd’hui, souvent les jeunes, partagent volontiers sur les réseaux sociaux les images de leurs collaborations avec des artisans du monde entier. La vie de Charlotte Perriand au Japon a déjà quelque chose de cela dès 1940 mais sans médiatisation en temps réel. Elle n’est pas venue dans l’archipel avec cet objectif.
En 1940, alors que le Japon n’est pas encore entré dans la guerre, la jeune femme répond à l’invitation du gouvernement japonais qui lui demande de venir conseiller la production d’art industriel. En 1942, un an après l’attaque japonaise de Pearl Harbor contre les Etats-Unis, un climat de suspicion générale entrainant la surveillance des étrangers, Charlotte Perriand se désinvestira elle-même de sa mission, rejoignant l’Indochine d’alors.
Avant d’arriver au Japon, cette amatrice d’échanges mêlant l’amitié à la culture, comptait déjà des amis japonais du monde de l’architecture.
Le Japon en 1940, c’était le bout du monde, une légende. Mais j’aimais l’aventure, l’imprévu — Charlotte Perriand.
Perriand a quelque chose de très français dans sa volonté de poser et de se poser des questions sur l’Autre. En même temps, elle reste dans les mémoires comme quelqu’un qui se renseigne et écoute. Elle n’a pas le profil péremptoire du guru qui sait d’emblée comment le monde doit évoluer. Elle va donc observer ce monde au niveau du tatami, nottament dans ce vide causé par l’absence de mobilier encombrant.
Elle donne des conférences et organise des expositions. L’étrangère prend à cœur de montrer ce que la rencontre entre Occident et Orient peut avoir de plus fructueux. Comme si son intérêt pour la culture d’autrui préfigurait la notion d’échange et de partage, raison d’être supposée de nos actuels réseaux sociaux. « Le Japon en 1940, c’était le bout du monde, une légende. Mais j’aimais l’aventure, l’imprévu » disait Perriand.
Artisanat et matériaux naturels avant l’heure
C’est dans le même esprit atypique que Perriand participe à la reconstruction d’après-guerre. Revenue en France en 1946, elle s’occupe de projets ayant trait à l’éducation, la santé et le logement. Qu’il s’agisse de résidences universitaires, de l’hôpital de Saint Lo, d’architecture d’intérieur ou d’équipement.
Elle co-fonde Formes utiles, un mouvement issu de l’UAM, Union des Artistes Modernes qui rapproche créateurs et industriels. De 1947 à 1949, Le Corbusier lui propose de concevoir des équipements pour l’Unité d’Habitation de Marseille. Les murs des duplex y intègrent des rangements, les cuisines ouvertes sur les salles de séjour. Cela revient cher, l’atelier de Le Corbu adapte le projet en le réduisant. Tandis que pour elle, rien n’est trop puisque pour elle « l’art est dans tout. »
A partir de 1956, son mobilier, tout comme celui de Jean Prouvé, sera présenté pendant une quinzaine d’année à la galerie Steph Simon à Paris.
En 1963, Perriand si sensible à la retenue japonaise rebondit sur tout autre chose. Elle est à Rio. Son mari, Jacques Martin est Surintendant général d’Air France pour l’Amérique latine. Elle fraie avec les personnalités du Brésil, de l’architecte Niemeyer à la chanteuse Maria Bethania ou l’écrivain Jorge Amado.
Elle mise toujours sur les formes utiles, en ancrage local total avec les artisans locaux. Comme une curatrice d’aujourd’hui, elle invite Fernand Léger à la Triennale de Milan et expose une de ses peintures monumentales. En 1965, sa banquette Tokyo est visible au Musée d’art Moderne.
Plus tard, en 1989, il est intéressant de voir Charlotte Perriand restaurer à Paris la galerie Louise Leiris, fondée par le marchand d’art du siècle Daniel-Henry Kahnweiler. Pour cet autre héros de la modernité du XXème siècle, celui des arts : « Rien ne devait perturber l’espace autour des œuvres ». Charlotte Perriand était bien placée pour acquiescer.
En 1993, sa maison de thé pour l’Unesco rappelle tout ce qu’elle a incorporé du Japon. Trouvant navrant de pasticher le kitsch industriel occidental, Perriand au Japon posait et se posait des questions avant de réaliser notamment des expositions. Pour elle, l’actualité et le futur de la production japonaise était largement dans l’utilisation de matériaux naturels, solides et résistants, travaillés parfois selon des techniques traditionnelles.
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Charlotte Perriand, designeuse iconique
Aujourd’hui, le nom de Charlotte Perriand est connu de beaucoup plus de gens dans le monde entier. Sa fille Pernette et son gendre Jacques Barsac ont réussi à pérenniser et sûrement multiplié son influence.
Le tour de force a été de réussir cela sans faire de son nom une marque. C’est comme s’ils avaient toujours en tête l’esprit dans lequel elle travaillait, projet après projet. La précision des archives qu’elle a laissées a permis des rééditions de qualité avec notamment Cassina qui a d’abord été le lieu où les amateurs découvraient que le mobilier culte déjà connu de Le Corbusier devrait être désormais signé de trois noms, dont celui de Perriand. Depuis novembre dernier on ne parle plus de fauteuil LC.
Au début des années 2000, la vigilance du couple Perriand-Barsac a permis des avancées juridiques. Exemple : autant on met ce qu’on veut chez soi, autant l’exposition dans un lieu public d’une contrefaçon de fauteuil par exemple, que ce soit un magasin ou un lobby d’hôtel, peut en France vous valoir son enlèvement manu militari.
Les ayant droits de Charlotte Perriand ne se sont pas seulement occupé de cela. Ils se sont aussi investis dans la promotion scientifique de son travail. La lecture des ouvrages publiés par le couple, des livres épais et foisonnant de croquis professionnels, ne doit pas décourager. Le sujet le vaut bien. Ce sont des livres à déguster, qu’on soit spécialistes ou simplement curieux.
Certains de ses livres soulignent davantage le côté aventure humaine de son parcours. On peut prendre pour exemple l’ouvrage sur Charlotte Perriand et le Japon qui de façon remarquable, raconte avec le sel d’un roman, l’extraordinaire odyssée du séjour de Perriand en Asie. Rien de romancé, la femme dont le couple Perriand-Barsac parle a été connue évidemment en live. Pernette Perriand a travaillé aux côtés de sa mère, plus proche qu’un témoin privilégié.
Charlotte Perriand était de surcroît très active, en prise avec son temps et allant encore elle-même, dans les années 80 par exemple, dans les usines de l’éditeur italien Magis discuter avec son fondateur Eugenio Perazza.
Un mythe français redécouvert
Autant Perriand est connue mais dans une certaine vérité scientifique, le mot n’est pas trop fort. On ne lui a pas ciselé une légende comme Chanel. Il faut dire qu’elle-même a publié à la fin de sa vie aux éditions Odile Jacob, des mémoires à la première personne.
Plus fort que n’importe quelle figure marketée, elle y fait entendre sa voix. Celle d’une femme qui suscite l’intérêt aussi professionnellement que personnellement, comme celle qui fait exemple.
La journaliste et romancière Virginie Mouzat, peut-être après être allée faire un reportage mode et photo pour Vanity Fair dans l’appartement de Charlotte Perriand, a été suffisamment séduite et convaincue pour en tirer plus tard un ouvrage plus sensiblement orientée sur la personnalité de Charlotte Perriand.
Dans son appartement du 7ème arrondissement, Pernette Perriand, et Jacques Barsac, reçoivent dans tout sauf un musée. Son enthousiasme à lui est palpable. Il écrit et parle d’elle, se souvenant d’anecdotes savoureuses, de détails concernant le design. Il ne manque pas de rappeler l’engagement politique de Charlotte Perriand.
Ceux qui l’ont croisée évoque facilement une femme captivante à écouter, les pieds sur terre, tout sauf une starchitecte.
Pernette Perriand semble encore plus soucieuse de filtrer trop de curiosité ou de mythification. Elle doit parler aux journalistes et passionnés de design d’un mythe français redécouvert, d’une professionnelle avec qui elle a travaillé et de sa mère par surcroit. Elle se souvient de tête d’une date inexacte, n’est pas dans la défense inquiète mais tient à l’exactitude.
De leurs fenêtres, on peut voir le showroom de la décoratrice India Mahdavi qui lors de sa première rencontre avec Ideat, il y a plus de vingt ans, à la question des influences, avait répondu, laconique : « Charlotte Perriand, pour le travail et pour la femme ».
Ceux qui ont croisée Charlotte Perriand jusqu’à la fin des années 90 évoque facilement une femme captivante à écouter, les pieds sur terre, tout sauf une starchitecte. Les journalistes qui ont assisté en sa présence à l’inauguration de la maison de thé de l’Unesco à Paris au début des années 90, même les plus enthousiastes ne se doutaient pas qu’elle aurait encore sa place en 2023.
Un intérêt qui ne faiblit pas
Après que des visiteurs en foule l’ont découverte aussi bien au Centre Pompidou qu’à la Fondation Vuitton, c’est comme si ses bonnes idées, sa vision des choses, son souci de ce qu’on appelle le design étaient plus pertinent que jamais, à un moment où son mentor, le Corbusier, est sujet de critiques.
Il est quand même extraordinaire de voir que des dessins pour l’aménagement des appartements la station de skis Les Arcs, mis de côté pour des questions de coûts, donnent naissance en 2023 à une collection de tapis (aux authentiques couleurs choisies par Perriand) chez le surfin éditeur milanais C-C Tapis.
Comme l’architecture qui l’a fait rêver après avoir lu un certain ouvrage de Le Corbusier, ses idées tiennent debout et durent. Le Corbusier, qui l’avait engagé pour faire des intérieurs dans ses projets, en la prévenant que dans son studio, on ne faisait pas de broderies, se doutait-il qu’elle allait devenir pour la postérité, son égale ?
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