Dans les villes de design, il y a toujours un endroit comme le 11, via Manzoni à Milan, où la discipline oscille entre le laboratoire de création et la maison d’édition. A Paris, le nom de la galerie Kreo vient à l’esprit parce que de nombreux designers s’y succèdent au gré des expositions. A Milan, la galerie Sawaya & Moroni joue une autre partition, en faisant exister le design d’architecte depuis la fin des seventies. William Sawaya est né à Beyrouth. Il rencontre Paolo Moroni à Londres en 1976. Ce dernier est un philologue issu d’une famille de marchands milanais. Une minute de discussion avec lui montre à quel point il connaît tout de sa ville, du politique au social en passant par le design. Quand ils ouvrent leur studio dans le Milan de 1978, ils se lancent d’abord dans l’architecture, pas le design.
William Sawaya commence néanmoins à dessiner du mobilier en 1987. Mais sans suivre le modèle dominant, à savoir produire en grandes séries. Éditer à côté de leur activité d’architecture n’a été possible qu’à condition de le faire de façon souple, non industrielle, avec des pièces uniques ou en éditions limitées. A Milan, on a d’abord douté du sérieux de l’entreprise. Ne suivant aucune tendance, Sawaya & Moroni ont ainsi dessiné la chaise Maxima, devenue culte, avec son dossier qui se retourne vers l’intérieur. Il fallait oser… Idem pour le banc tapissé Meccanica, suffisamment insolent pour qu’on ne puisse l’assigner à résidence dans une époque ou un style précis.
Le sofa Arktika est lui aussi redoutablement intemporel, à la fois, graphique, géométrique, avec des angles arrondis, et le tout modulable. Gonflé ! Le duo peut s’enorgueillir d’avoir édité Zaha Hadid à une époque où ses dessins constructivistes la faisaient passer pour une architecte de papier aux projets trop fous. Aujourd’hui, sa table basse Trie aux plateaux sur deux niveaux se passe de commentaires. Quant au fauteuil en bois Tippy, il donne l’impression d’avoir anticipé la multiplication de l’impression 3D. Exceptionnelles, ces pièces semblent militer pour l’idée (fausse) de l’architecte rompu aux jeux de proportions, comme un avantage qu’il aurait a priori sur les designers.
Dans leur QG milanais, sous les auspices du portrait de feue Zaha Hadid, le regard s’arrête sur sa dernière table produite, évidemment sculpturale avec de beaux détails. Le version bleu profond est magnifique. Avant de partir, on prend une dernière claque avec la Mogu chair de Ma Yan Song, architecte chinois de Mad Architects, qui nous assied sur des sièges rappelant la forme de champignons lisses et brillants.
Il flotte ici comme une familiarité avec les plus grands : suspension de Daniel Libeskind, bureau-chaise-longue-canapé de David Adjaye ou encore fauteuil étonnant de Jakob & Mc Farlane. Comme si les architectes se lâchaient dans un no limit de la créativité. On sent le travail en bonne intelligence avec ces créateurs de haute volée. Ces créations uniques sont aussi de vrais meubles. Déployer des créations dans leur vérité nue, sans aucun « buzz », c’est le choix courageux mais passionné de Sawaya & Moroni.