Que pensez-vous du rose corail, couleur de l’année selon Pantone ?
Sebastian Herkner : Pour être honnête, je m’en contrefiche ! Ce n’est que du marketing. Je n’utilise la couleur qu’en suivant mon intuition ou mes émotions et en discutant avec les éditeurs avec qui je travaille. De plus, le choix des teintes est également conditionné par celui des matériaux.
L’Allemagne fête en 2019 les 100 ans du Bauhaus. À quel point cela vous touche-t-il ?
Je pense que c’est très important pour l’histoire de l’Allemagne et pour celle du design. L’année dernière, je suis allé en Espagne, où j’ai vu une belle exposition sur les textiles d’Anni Albers. Motifs, couleurs : elle ne cédait à aucun repli vers les harmonies classiques. Au Bauhaus, la couleur était centrale. En Allemagne, au cours de nos études universitaires, nous acquérons ce savoir : on nous transmet les idées véhiculées à l’époque, la façon dont les gens parlaient d’esthétique, d’espaces, d’objets. Nous sommes aujourd’hui dans un nouveau contexte entre globalisation, gentrification, gaspillage, recyclage et épuisement des ressources. Nous avons d’autres idées, mais la connexion avec le Bauhaus est évidente : c’est celle de la pensée prospective. C’est pour cela que c’est important, même si c’était il y a cent ans.
Cette pensée conditionne-t-elle beaucoup les projets de designers ?
Il ne s’agit pas de créer un nouveau Bauhaus ; nous faisons du design pour les gens d’aujourd’hui et de demain. Mais les valeurs et les principes de cette école étaient si passionnants et certains si pertinents qu’ils le sont toujours actuellement. Quand on pense à la façon de plier du tube métallique, ça nous renvoie au Bauhaus. Quand on regarde certains logements sociaux construits au début du siècle dernier, à Francfort par exemple, on ne peut que constater combien cette approche fonctionnelle est encore convaincante.
Laquelle de ses figures vous vient spontanément à l’esprit ?
Walter Gropius, non ? En Allemagne, tout le monde le connaît. Il n’était pas seulement architecte, mais aussi designer, graphiste et artiste d’une certaine façon. Cela me fait penser à la Farbwerke Hoechst, un très beau projet architectural des années 20 signé Peter Behrens, architecte pour qui Gropius a travaillé. C’est une véritable cathédrale de briques colorées. Auparavant ils avaient travaillé ensemble sur l’usine d’AEG à Berlin, design graphique compris. Ces architectes n’étaient pas circonscrits à une seule discipline. Ce qui est d’autant plus intéressant vu d’aujourd’hui.
La modernité du Bauhaus destinée à durer toujours, est-ce une réalité ou bien une idée romantique ?
En tous cas, je crois sincèrement que le Bauhaus influence la manière dont les designers travaillent de nos jours. À cette époque très patriarcale, des femmes dans le design et l’architecture, comme Eileen Gray en France ou Anni Albers en Allemagne, demeuraient des exceptions. Et elles restent à plus d’un titre des exemples pour les femmes designers contemporaines.
Développez-vous calmement vos projets ou préférez-vous multiplier les collaborations ?
Un mélange des deux, je dirais… Chaque année, avec mon équipe, nous présentons de multiples projets car nous travaillons sur plusieurs en même temps. Les éditeurs nous sollicitant en fonction de leur propre calendrier, il est impossible de les traiter l’un après l’autre. Certains designers font aussi de l’architecture d’intérieur ou des créations en séries limitées, une autre manière de gagner leur vie. En effet, si nous faisons ce travail par passion, nous avons aussi des impératifs économiques. Ce qui ne nous empêche pas de collaborer avec des sociétés qui ne nous ferons pas gagner beaucoup d’argent mais que nous chérissons.
Les designers disent souvent qu’ils ne font jamais le premier pas vers les éditeurs, est-ce votre cas ?
Cela dépend. Nous recevons beaucoup de demandes, au moins une tous les deux jours. Mais je contacte volontiers certains éditeurs moi-même, surtout si j’ai une idée précise de ce que je pourrais faire avec eux. D’où l’intérêt d’un salon comme Maison & Objet, pour se saluer, témoigner son intérêt pour le travail d’autrui, rester en contact, projeter des choses ensemble…
Dans un monde saturé de communication, le designer doit-il être stratège ?
Évidemment que tout designer a sa stratégie ! Quand vous faites ce métier, vous n’êtes pas seulement un créatif, vous êtes aussi un entrepreneur. Je passe de nombreuses heures au studio, mais 40 % de mon temps est consacré à voyager, à présenter des produits dans des magasins ou des foires, à rencontrer de nouveaux clients, à communiquer sur les réseaux sociaux, à faire des interviews… et à organiser des réunions où l’on parle de stratégie. Donc, c’est aussi un métier commercial et pas facile. J’introduis également de jeunes talents auprès de certains éditeurs. Trop de designers restent assis dans leur studio alors que, selon moi, nous devrions davantage oeuvrer ensemble et nous entraider. Il y a du travail pour chacun. Je suis aussi très lié avec les designers de ma génération, dans le monde entier.