Vous dites ne pas vouloir vous spécialiser. Pour quelles raisons ?
Le malheur de notre époque est qu’on cherche parfois à nous enfermer. Être spécialisé est contre-productif, rend moins créatif parce que trop d’habitudes s’installent. A contrario, ne pas être spécialisé enrichit au quotidien car des passerelles s’opèrent entre les projets. Je trouve important pour un architecte de travailler sur des nouveautés. Récemment, nous avons gagné un concours en Australie pour un programme qui existe encore trop peu dans l’Hexagone. C’est un « civic center », un terme un peu intraduisible en français. Un lieu qui est en même temps une extension de la mairie et un espace communautaire pour les habitants, où l’élu et le citoyen se rencontrent. Cette mixité programmatique n’est pas suffisamment poussée dans notre pays alors que c’est un des enjeux de la ville de demain.
Depuis novembre 2016, vous êtes présidente de l’Académie d’architecture. Quelle impulsion souhaitez-vous donner à cette institution historique ?
Avec la place plus importante que jamais que doit prendre l’architecture, l’Académie doit s’ouvrir plus largement aux questions contemporaines. Elle doit donner envie d’architecture, se positionner sur l’évolution de la ville et sur le rôle du citoyen. Nous souhaitons aussi organiser un événement autour de la confrontation du patrimoine et de la modernité. Comment faire pour préserver le premier tout en encourageant une architecture contemporaine innovante, suffisamment ambitieuse et expressive pour qu’elle puisse devenir le patrimoine de demain ? À l’agence, les projets de restructuration et d’extension sont de plus en plus nombreux.
C’est d’ailleurs la tendance générale en Europe…
Et c’est passionnant ! Ce n’est pas du tout réducteur pour un architecte que de restructurer le patrimoine. Et il ne faut pas non plus que ce soit vécu négativement par les habitants, qui pourraient se dire : « Ce magnifique bâtiment du XVIIIe siècle va être surélevé par une architecture contemporaine, quel malheur ! » Non, bien au contraire. Il doit y avoir une mise en valeur respective, un vrai dialogue.
Les problématiques architecturales et urbaines étaient cruellement absentes des programmes présidentiels. Dans une lettre ouverte, l’Académie d’architecture a interpellé les candidats à ce sujet.
Les métropoles accueillent une population toujours plus nombreuse et recourent massivement à l’étalement urbain. L’équivalent d’un département français disparaît sous l’urbanisation tous les sept ans. C’est considérable ! Les villes moyennes sont en déclin, la laideur s’installe… Ne pas avoir de programme politique approfondi par rapport à ces problématiques de territoire, j’estime que c’est très grave. Les Français rêvent d’une maison avec un jardin, mais cela devient suicidaire. L’étalement urbain entraîne un asservissement aux transports en commun et c’est antiécologique. Je ne crois pas que le bonheur d’un habitant soit de subir deux heures de transports par jour. La densité peut être source de mixité, de richesse sociale, d’un raccourcissement des distances. Et tout le temps qu’on ne passe pas dans les transports, on l’utilise pour des choses bien plus plaisantes et épanouissantes. Pour préserver nos terres, il faut bien accepter une densification de la ville sur la ville.
Le mot « densité » fait peur parce qu’il est mal compris du grand public. Il renvoie souvent à l’idée de vivre les uns sur les autres…
C’est vrai, malheureusement. La première fois que j’ai visité le site d’Edison, je l’ai trouvé minuscule et très dense. Je me demandais comment j’allais réussir à y concevoir un projet. Finalement, par sa présence végétale démultipliée sur les quatre façades et la toiture, le projet crée une respiration pour ce cœur d’îlot qui était entièrement minéral. Il apporte du bien-être tout en accueillant de nouveaux habitants. Ces deux notions ne s’opposent pas. Et nous installons des services communs au pied de l’immeuble, qui vont profiter à tout le quartier. Densifier une ville, c’est aussi l’enrichir de programmes qui manquent.
La notion de beauté traverse votre œuvre. Ne trouvez-vous pas qu’elle soit difficile à manipuler ?
Elle est très importante mais effectivement très subjective. Elle peut sembler parfois accessoire parce que, par exemple, l’idée reçue consiste à penser qu’une « belle » architecture ne peut pas être écologique ni économique. Je m’y oppose avec virulence parce qu’on peut faire des projets extrêmement écologiques sans pour autant oublier la dimension plastique, qui est essentielle. Je suis passionnée par les questions d’environnement, qui sont souvent traitées de manière réductrice. L’architecture écologique ne doit pas être uniquement une vision d’ingénieur. Et le beau n’est pas superflu. Je pense qu’il faut savoir le rappeler.
En 2014, vous avez reçu le prix de la femme architecte décerné par l’Arvha. Il y aurait donc les architectes d’un côté et les femmes de l’autre… Ce débat n’est-il pas d’arrière-garde ?
En début de carrière, c’est plus dur d’être une femme, mais, quand on est jeune, c’est de toute façon plus compliqué. Moi, je cumulais deux handicaps ! Soit on persévère, soit on capitule. Mais, si on persévère, on y arrive. Quand je rencontre des jeunes femmes architectes ou des étudiantes, c’est le message que j’essaie de leur faire passer. Auparavant, il était impossible de faire une interview où je pouvais parler de ma création architecturale, de mes projets, de ce que je pensais de la ville sans qu’inéluctablement arrivent les questions : « Est-ce qu’il y a une architecture féminine ? Est-ce que vous vous considérez différente des hommes ? L’accès à la commande est-il plus difficile ? » Mettre en valeur cette distinction me semble complètement contre-productif parce que cela aboutit finalement à marginaliser les femmes. Mais, depuis quelques années, on ne me pose plus ces questions. Et je reconnais que j’apprécie.