En 2016, vous créez donc votre propre agence. Le Musée national estonien vous avait-il laissé le temps de travailler sur d’autres projets ?
C’était un chantier de 34 000 m2, il m’a évidemment beaucoup mobilisée. J’ai tout de même continué à participer à des concours, des projets de toutes tailles. Aujourd’hui, je travaille au Japon, au Liban ou à Paris, avec le projet Ré-alimenter Masséna, lauréat de l’appel à projets innovants « Réinventer Paris ». Mon atelier continue de concevoir et de mener à sa réalisation cette tour écologique entièrement en bois dans le XIIIe arrondissement sur le thème de l’alimentation durable. J’ai aussi conçu le restaurant Les Grands Verres, au palais de Tokyo, avec Quixotic Projects à la restauration et Les Graphiquants au graphisme.
Un véritable changement d’échelle ! Comment intervient-on dans un tel lieu ?
On ne peut pas intervenir dans le palais de Tokyo, l’un des plus grands musées d’art contemporain en Europe, sans penser le projet comme une œuvre en soi, une œuvre globale. C’était un beau défi. Tout est customisé, réalisé sur mesure. L’architecture dialogue avec celle, non finie et brute, du palais. Elle émerge de ses traces, de son passé, de sa matière pour libérer l’imaginaire. Il était nécessaire d’insuffler le sensible, l’humain et le chaleureux dans cet espace. Le dialogue avec l’existant a fait naître de nouvelles matières, comme la terre compactée du bar.
Le réemploi des matériaux était-il imposé par le client ?
Non, c’était une approche commune partagée avec Quixotic Projects. Le travail sur Ré-alimenter Masséna m’a convaincue de l’importance du réemploi ou de la construction durable pour contribuer à faire face aux conséquences du changement climatique. C’est absurde de continuer à ne pas en être conscients. Nous devons penser les projets le plus durablement possible. Cette transition est lente car notre société est encore soumise à la contrainte du temps : la vitesse qui est imposée dès la conception. Tout ceci est en train de changer doucement. On se rend compte qu’il faut du temps pour la réflexion, l’échange, la recherche. Je défends le slow time (cadence lente) au même titre que la slow food (écogastronomie et alterconsommation) ainsi que le sustainable thinking (pensée durable). Le restaurant Les Grands Verres exprime cette quête sans sacrifier à la beauté, qui reste une nécessité.
Du musée à la scénographie, l’agence travaille donc à toutes les échelles. Est-ce une volonté de votre part ou cette histoire s’est-elle écrite naturellement au fil des commandes ?
Les deux, car j’ai vraiment le souci du détail dans l’architecture. Je trouve nécessaire et très enrichissant de travailler à différentes échelles pour penser aussi bien le bâtiment que son intérieur et l’objet qu’on peut tenir dans nos mains. Je travaille actuellement sur un projet de boutique-hôtel dans des vignobles, au Liban : on dessine le bâtiment mais aussi le mobilier dans les chambres. Quant aux projets de scénographie, ils nous permettent une forte narration de l’espace par la mise en lumière. Pour moi, la lumière est matière. La dialectique entre les deux est très importante dans mon travail et je l’expérimente au plus près dans les scénographies. C’est une temporalité de projet plus courte, très stimulante.
Quelle que soit leur échelle, vos projets puisent systématiquement dans le passé pour écrire le présent, ce que vous appelez l’« archéologie du futur »…
Ce sont une réflexion et une méthode profondément liées à mon vécu à Beyrouth. J’aime penser l’architecture comme une découverte qui émerge de la terre. Chaque projet est une quête, une recherche archéologique, une fouille. L’architecture, à toute échelle, devient une histoire écrite par une vision à la fois personnelle et collective du lieu. C’est magique lorsque l’architecture émerge d’un site comme si elle était déjà là. Cela ressemble à une archéologie du futur dans laquelle chaque nouvelle entité réinvente les traces de son passé.
Le travail réalisé en amont est donc fondamental dans la démarche qui est la vôtre ?
Oui. Beaucoup de recherche, de questionnements, de fouilles… C’est un travail passionnant et douloureux d’une certaine manière, qui prend du temps et nous apprend à jongler avec l’incertain. On ne sait pas toujours vers quelle découverte il va nous mener. À la fin, il y a toujours une forme qui s’installe pour solliciter la mémoire et entamer une histoire qui se raconte. Je suis touchée quand les gens qui voient les logements de Beyrouth me disent : « On a l’impression que ce bâtiment existait déjà. »
C’est le meilleur compliment qu’un architecte puisse recevoir !
C’est touchant parce que c’est de l’ordre du ressenti, ce ne sont pas seulement des mots ni un concept, mais une histoire, une narration que les habitants arrivent à ressentir à travers l’architecture proposée.
Vous employez souvent le mot « narration ». Est-ce un outil de conception ?
Oui, mais pas seulement. On n’impose pas une histoire, on la fait émerger d’un lieu. Il y a toujours une narration qui vient du passé et qui se projette dans un futur. C’est aussi un moyen de partager cette histoire avec les clients ou les usagers, les exploitants. Il est touchant de les voir s’approprier la sémantique qui a été à l’origine de la conception d’un projet. Cela permet aussi de vulgariser l’architecture en la rendant intelligible.
C’est important pour vous de rendre intelligible ce que vous faites ?
Je trouve très important de rendre la beauté, l’architecture, l’espace et l’émotion accessibles à tous, sans convoquer un langage aliénant. Le manque d’intelligibilité est l’un des problèmes de notre métier aujourd’hui. On construit, mais pas seulement. Être architecte, c’est une façon de voir le monde, de réfléchir. C’est un métier qui n’est pas toujours simple à expliquer car nous vivons dans une société où tout est essentiellement rationnel et scientifique.
Avez-vous envie de retourner vivre à Beyrouth ?
Je voyage beaucoup, j’aime découvrir de nouveaux lieux, vivre la Terre. Beyrouth est mon inspiration, mon cœur. J’ai un fort attachement à Paris, je suis également française. Paris, c’est aussi ma culture, mon intellect. J’aime cet entre-deux – sinon plus – qui me permet d’être dans la découverte et la redécouverte incessantes.