Influencée par ses propres origines, Lina Ghotmeh milite pour une architecture ancrée qui puise avec force dans le passé pour écrire le présent. « Architecture, archéologie, atmosphère, art, artisanat, avec un grand A. De multiples disciplines et diverses échelles animent l’atelier » : c’est ainsi qu’elle définit sa philosophie. Nous l’avons rencontrée dans son agence parisienne : un lieu qui lui ressemble, chargé d’histoire et peuplé des maquettes des projets qui seront construits demain.
Vous êtes née et avez grandi à Beyrouth. En quoi cela vous a-t-il influencée ?
L.G. : Beyrouth est une ville qui possède une énergie incroyable et où les traces de l’Histoire sont omniprésentes. Grandir dans un Liban en guerre a fait naître en moi l’envie de reconstruire et de construire, de faire dialoguer l’espace avec la nature, celle qui envahissait les ruines de la ville. J’ai grandi avec la conviction du rôle positif que l’architecture peut jouer pour rassembler les gens et les cultures. En étant en France aujourd’hui, je me rends compte de ce que j’ai vécu, je comprends pourquoi j’ai choisi ce métier et ce qui anime l’architecture que je dessine.
Comment décririez-vous celle de Beyrouth ?
C’est une archéologie à ciel ouvert, elle conte ses histoires de façon permanente. Actuellement, son paysage construit est le résultat de la situation géopolitique du pays et des tensions qui le tourmentent. Une violence qui a laissé ses traces sur la peau des bâtiments, les façonnant et les creusant sous différentes formes. Ces ruines juxtaposées aux maisons traditionnelles rescapées et à la masse de béton d’immeubles identiques et modernes nous tiennent dans un état de questionnement, d’euphorique mélancolie.
Vous achevez là-bas une tour de logements doublée d’une galerie photo pour Fouad Elkoury…
Oui, et Stone Garden, c’est son nom, est une matérialisation de cette situation typiquement beyrouthine. C’est-à-dire une forme construite envahie par la nature, par la vie et la mort, la présence et l’absence, l’évanescence et l’intemporalité, le beau et le brut… Situé à proximité du port industriel, le projet se trouve à l’endroit où a été créée la première société de béton du Moyen-Orient, là où un célèbre architecte moderniste libanais, aujourd’hui décédé, Pierre el-Khoury, avait autrefois son bureau. Son fils, Fouad, qui est par ailleurs photographe et cinéaste, a hérité du terrain et souhaité donner vie à un nouveau projet émergeant sur les ruines du passé. L’architecture de cette tour porte en elle la mémoire de ce lieu et de la ville. C’est une archéologie verticale qui dialogue avec la puissance de la nature, des jardins se trouvent suspendus en hauteur, envahissant de façon organique les logements. La façade est entièrement sculptée à la main par les ouvriers, selon une finition que j’ai inventée.
Jusqu’à quel âge avez-vous vécu au Liban ?
Jusqu’à 21 ans. Mes parents y habitent toujours. Après le lycée français, j’ai étudié l’architecture à l’université américaine de Beyrouth (AUB). J’ai suivi un cursus dans l’esprit de ceux de Columbia ou de Harvard, au sein d’un vaste campus où cohabitent différents départements : l’architecture mais aussi l’art, la médecine, la sociologie, la politique… En tant qu’étudiante en architecture, j’avais la possibilité de suivre des cours dans d’autres domaines.
Et de croiser ainsi l’architecture avec d’autres disciplines ?
Exactement. L’architecture est en soi un domaine à la croisée de différentes disciplines, la cristallisation de plusieurs champs dans une forme physique, bâtie. C’était donc passionnant d’étudier dans une école qui portait cette vision. Je suis ensuite partie pour Paris afin de travailler chez Jean Nouvel, qui avait un projet à Beyrouth. C’était une belle occasion d’entamer ce qui est devenu un long voyage. J’ai ensuite continué à Londres sur une opération que Jean Nouvel menait avec Norman Foster. Le projet était très formateur. Il m’a permis de croiser deux cultures différentes de l’architecture, mais aussi d’apprendre à gérer une opération d’envergure dans ce contexte. J’ai travaillé de 2003 à 2006 chez Jean Nouvel. Au bout d’un moment, j’ai eu envie de participer à des concours pour moi, en parallèle, par passion pour ce métier. Je le faisais déjà pendant mes études.
Jusqu’au fameux concours du Musée national estonien. Une compétition ouverte où tous les architectes, même les plus jeunes, pouvaient tenter leur chance…
Fin 2005, l’Estonie lance ce concours international pour son musée national, à Tartu. Un sujet très intéressant car ce pays est devenu indépendant de l’Union soviétique en 1991 et a adhéré à l’Union européenne en 2004 : construire un musée qui affirme une identité et une conscience nationales était une vraie opportunité. Je trouvais bien plus intéressant d’y répondre avec plusieurs confrères (plutôt que seule, NDLR). Avant d’établir mon propre atelier, en 2016, je vivais à Londres, une capitale très internationale où j’ai rencontré mes associés d’alors, un Italien et un Japonais, avec qui j’ai fondé DGT Architects en 2006. Cette année-là, nous avons remporté ce concours !
Une vraie surprise ! Qu’est-ce qui a fait la différence ?
Je ne participe jamais à une compétition sans y croire, mais là nous n’avions aucune référence ! Le projet que nous avions proposé défiait les instructions du concours. Le terrain était traversé par la piste d’aviation d’une ancienne base militaire soviétique, trace présente d’une histoire encore douloureuse. Il nous semblait évident que le musée ne pouvait pas se poser sur ce territoire en faisant abstraction de l’histoire de l’Estonie. Notre bâtiment débordait du site qui lui avait été alloué et venait se connecter à cette piste d’aviation, comme un prolongement du paysage. Car il m’apparaissait important de donner une vision urbaine de l’architecture, qui dépasserait la seule limite du bâtiment. C’est ce qui a attiré l’attention du jury.
Un projet fondateur pour l’histoire de votre agence ?
Ce musée, qui m’a accompagnée pendant dix ans en association, m’a effectivement permis d’expérimenter concrètement mon rôle et de consolider ma position en tant qu’architecte : ni neutre ni passive, mais au contraire active dans la société. Il ne s’agit pas seulement de dessiner et de créer ex nihilo, mais bien d’apporter une vision responsable, de la partager, de travailler en équipe, d’orchestrer un projet, d’être capable d’empathie, de devenir personnage politique, sociologue, citoyenne, pour convaincre et motiver. C’est aujourd’hui très touchant de voir comment les Estoniens retrouvent un rapport plus fort à leur territoire à travers ce bâtiment. Le musée agit comme un incubateur culturel, il est devenu un lieu fertile pour l’imaginaire.
N’est-ce pas effrayant de commencer par un projet d’une telle envergure ? C’est extrêmement rare pour de jeunes architectes…
C’est formateur. Une opportunité formidable ainsi qu’un défi pour aboutir à une réalisation de qualité. En 2016, la livraison de ce musée a acté la fin de notre association et la fondation de mon atelier. Ce bâtiment m’a certainement permis de mûrir ma démarche. Aujourd’hui, j’ai conservé un même niveau d’exigence, je continue de développer ma vision, claire et entière, de l’architecture avec un grand A, qui incarne de multiples champs: art, artisanat, atmosphère…
Sans avoir à transiger avec vos convictions ?
Tout à fait. L’architecture est bien évidemment un métier de dialogue. Néanmoins, construire un lieu « en entier » exige une vision et des prises de décision très claires. Il faut incarner le projet, lui permettre de surpasser toutes les entraves pour le réaliser. Être cheffe d’orchestre ou maîtresse d’œuvre, c’est prendre la responsabilité de réaliser pleinement ses créations. Je ne sais pas si nos visions sont différentes en tant que femme ou en tant qu’homme, mais j’ai envie d’affirmer une approche sensible, relationnelle et durable de l’espace. Je travaille de près avec des professionnels de toutes les disciplines et avec mon équipe, composée de 22 passionnés. Ce sont des hommes et des femmes capables de garder le ton.