Comment vous voyez-vous dix ans après la fondation de Jouin-Manku ?
Patrick Jouin : On ne nous avait jamais posé la question. Bravo ! On a fait plein de choses avec l’ambition de faire de beaux projets. En même temps, même si on exécute très sérieusement notre travail, c’est dans une certaine légèreté.
Sanjit Manku : C’est bizarre, j’ai l’impression que le début était hier, alors que nous ne sommes plus des débutants. Ce que nous faisons depuis, c’est agir là, maintenant, en restant vrai. Nous saisissons des opportunités. Nous ne démarchons pas – je touche du bois ! – pour vendre nos services. Ce sont les gens qui nous appellent. Nous tenons à faire ce que nous n’avons encore jamais fait. Avec le temps, le rapport avec les clients et la réussite des projets nous ont donné plus de confiance que n’importe quel ego.
Le monde des éditeurs de design a-t-il beaucoup changé ?
P.J. : En Italie, il a changé de manière assez radicale. Les dirigeants des entreprises ne sont plus ceux qui les ont fondées. La plupart sont nées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au carrefour d’une histoire et d’une pensée politique précise, à savoir celle de l’avènement de la gauche et du communisme. L’idée du progrès coïncidait avec la volonté de faire table rase du passé. Après, ce sont les enfants des fondateurs qui ont repris les rênes. Certains ont ensuite vendu à des fonds de pension.
Conséquence ?
P.J. : Le rapport entre un designer et un éditeur n’est fort que si c’est un rapport humain. Dès que ça ne l’est plus, ce n’est pas intéressant. L’univers du meuble, c’est l’univers de la vie, dans la maison. C’est particulier. Il faut pouvoir discuter de la vie. Aujourd’hui, de nouvelles entreprises naissent dans un monde en train de se terminer. Ce n’est pas du tout le monde que j’avais imaginé. J’étais dans une autre manière de vivre, que j’ai pu apprendre en travaillant à mes débuts avec Philippe Starck. C’est en fin de compte très excitant.
Dans ce monde qui change, quelle stratégie pour votre agence ?
P.J. : On évolue plutôt au fil des projets. Les technologies évoluent, mais pas non plus à pas de géant.
S.M. : Surtout que nous, nous travaillons beaucoup la pierre, le plâtre, etc.
Qu’est-ce qui vous a fait grandir ?
P.J. : Devenir adulte est pour nous quelque chose d’un peu embêtant. Nous avons gardé un côté étudiant pas établi, chercheur. On ne serait pas très bons si on devait se copier nous-mêmes pour produire un style. On se sentirait comme des voleurs de nous-mêmes. Nous préférons être un peu sur la brèche. Dès qu’on devient un peu trop bons dans quelque chose, ça nous dérange. C’est un piège à éviter.
Pas de moodboard au mur de votre bureau…
S.M. : Ça, c’est notre cauchemar. Notre idée depuis le début, ensemble, c’était de chercher le futur. On aime les pentes raides à monter. Dix ans après nos débuts, on est fiers d’être une agence qui fait des projets inspirés au sein d’une communauté forte.
P.J. : On ne veut pas être des professionnels. On veut être professionnel. On ne veut pas que les gens viennent nous voir en se disant juste « c’est bon, ce sont des pros ».
Toute étiquette ferait oublier votre spécificité ?
S.M. : Nous préférons l’idée d’avoir l’ambition et le talent de produire des émotions. Ce n’est pas être pro, c’est autre chose.
P.J. : Nous produisons ces émotions avec notre médium, à savoir l’espace, les objets ou la capacité d’inventer des situations. C’est ça qui touche les gens. On a aussi découvert que notre médium peut vraiment les bouleverser. Et c’est fantastique.
Comment travaillez-vous ensemble ?
P.J. : On essaie d’organiser notre temps. Mais on ne sait jamais quand la bonne idée va arriver. Il faut discuter, dessiner. Cela vient parfois comme ça, ou pas. Parce qu’on cherche quelque chose de nouveau. Cela fonctionne de manière assez simple, comme un échange.
S.M. : Le travail se fait aussi à midi, au restaurant du coin. C’est un moment où on peut penser librement. Même en dessinant, sans un mot, on utilise nos références, qu’elles viennent de la musique, de l’art ou de la sculpture.
Quid de la concentration quand on est très sollicité ?
P.J. : En dessinant, on peut être concentré partout. Ce sont plutôt des moments de calme où on est chacun de son côté, avant de partager ce sur quoi on a avancé.
S.M. : C’est bien d’être seul avec soi-même. Sans rester figé avec une idée fixe, mais en la faisant murir. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt d’avoir un autre point de vue.
Concrètement, ça donne quoi ?
P.J. : On se dit qu’on pourrait prendre cette voie. Puis on s’interrompt. Le processus créatif ne s’arrête pas. On laisse en chemin des dépouilles d’idées. On fait des boutures avec d’autres éléments. Sanjit vient parfois avec une idée que j’ai laissée. Du coup, je me dis qu’elle n’était pas si mal.
S.M. : (Rires). Nos successions d’esquisses sur chaque projet sont très parlantes.
Comment êtes-vous passé du design aux projets pour la ville ? Était-ce plus naturel pour vous, Sanjit, en tant qu’architecte ?
S.M. : Non, c’est drôle, je n’avais jamais cultivé ces notions-là. Cela vient plutôt de Patrick. Ces projets dans la ville nous fascinent. Mais nous n’appréhendons pas la dimension de l’architecture en terme d’échelle. C’est plutôt une construction de séquences. Quand on fait de l’architecture d’intérieur, c’est comme de remixer une chanson, la structure reste en place. Aller contre est une bataille perdue. En fait, il s’agit toujours de prendre en compte le caractère d’un espace et de l’organiser en séquences.
Oui, mais de là à accepter des projets touchant à l’espace public…
S.M. : Patrick, qui a grandi en France, a quelque chose du bon citoyen. Il veut contribuer au bien-être général. Au Canada, je n’ai jamais pensé comme ça.
Vous étiez plus individualiste au Canada ?
S.M. : En effet. Ma vision des choses était par exemple de faire une maison pour quelqu’un dont je connaissais les enfants. Je ne pensais pas autant à la société dans son ensemble.
P.J. : Penser à la société, pour moi, c’est viscéral. Travailler pour un maximum de gens, c’est le point de départ du design. C’est aussi présent dans l’architecture. Vouloir rendre service. J’ai aussi choisi ce métier pour essayer de résoudre des problèmes. C’est naïf, mais je sais que le design et l’architecture peuvent améliorer des situations. Chaos ou perfection, les deux sont insupportables. Et quand l’État abandonne des parties du territoire, c’est difficile d’y être heureux.
Que faire ?
P.J. : Parfois, il suffit de pas grand-chose. Je me baladais récemment sur les bords de Marne à Noisy-le-Grand. Il y avait Noisy-Plage. Du sable a été déposé, avec des baby-foot, des tables de ping-pong et plein d’autres choses. J’ai vu des dizaines de familles avec des gamins qui courraient partout jouant à puiser de l’eau. C’était dix fois mieux que Paris-Plage.
De quoi a-t-on besoin à la gare Montparnasse, sur laquelle vous travaillez ?
S.M. : De retrouver le charme que j’ai toujours observé dans les gares françaises. Avec la lumière des grandes verrières et cette atmosphère chargée. Lors de mon premier voyage en France, j’ai découvert ces arceaux métalliques, tellement fins et délicats. C’est très impressionnant quand on arrive d’Amérique du Nord.
P.J. : La gare Montparnasse est un pur objet des années 70. Le problème, c’est qu’elle est complexe. Les gens s’y perdent. À force de retouches, on ne la comprend plus. Sa qualité d’origine a ensuite été très critiquée. Montparnasse est une porte du Paris contemporain. Il faut vraiment qu’elle soit belle et agréable.
Vous travaillez avec l’AREP, le studio d’architecture et de design des gares françaises.
P.J. : Nous sommes très heureux de collaborer avec eux. Ils ont l’expérience de centaines de gares. Nous n’aurions pas entrepris ce genre de projets il y a dix ans. D’ailleurs quand nous les avons abordés au début, c’était inconfortable.
S.M. : À cette échelle de projet public, on ne peut pas faire d’erreurs. Ce sont des projets complexes qui s’étalent sur du long terme.
Vous dessinez aussi la quarantaine d’objets des 68 stations du Grand Paris Express…
P.J. : Chacune des 68 gares est différente. L’État veut favoriser une empathie avec le territoire, dont certaines parties sont un peu déshéritées. La modernité et l’ambition du territoire vont irradier. La Société du Grand Paris a un rayon d’aménagement autour de chaque gare de huit cents mètres. Au total, cela correspond à une surface très importante. Quand les architectes font chacun une gare différente, nous, avec tous les objets dessinés pour elle, on exprime l’unité du réseau. Le designer et graphiste Ruedi Baur travaille sur la signalétique. Nous intervenons également sur le son des objets. Cela a autant de force que de travailler sur le design.
S.M. : Le son du ticket de métro dans la machine fait partie de la vie quotidienne.
Comment ne pas se répéter quand on fait plusieurs boutiques Van Cleef & Arpels ?
P.J. : Des éléments de mobilier peuvent se répéter. Il faut que toutes les équipes de vente aient des outils qui fonctionnent bien. Ce qu’on souhaite, et Van Cleef aussi, c’est que la personne qui entre dans ce lieu vive une expérience nouvelle. Même chose pour les restaurants. La répétition, c’est le contraire du luxe.
S.M. : C’est être paresseux. Même les deux boutiques parisiennes de Van Cleef sont différentes, y compris d’un étage à l’autre. Inviter à voir quelque chose de nouveau est le plus beau cadeau qu’on puisse offrir. D’ailleurs, les gens se foutent qu’une marque soit cohérente comme un panzer.
Au restaurant d’Alain Ducasse à l’Hôtel de Paris, à Monte-Carlo, pourquoi cet office sous forme de microarchitecture dans la salle ?
P.J. : C’est pour montrer ce que fait l’équipe du restaurant.
S.M. : Dans cette salle, les convives sont en cercle intime. Beaucoup connaissent bien l’équipe. Mais on reste loin des cuisines. Ce que nous avons voulu, c’est la même sensation que lorsque chez des amis, vous mangez en général dans la salle à manger, puis, un jour, dans leur cuisine. C’est plus intime.
Vous vouliez montrer l’âme du restaurant chic à travers ses fonctions les plus simples ?
P.J. : On évite ainsi l’impersonnalité. Il se passe quelque chose. Il y a l’âme d’Alain Ducasse, son obsession du geste, des outils et du « savoir-faire et faire-savoir ». C’est sa devise. Si les gens sont plus détendus, ils vont rigoler. Dans un lieu qui fait peur, toute une partie de la sensibilité des gens s’anesthésie.
S.M. : Il faut éviter d’intimider. Tu te souviens de ce couple au Plaza Athénée qui est resté muet pendant près de deux heures et demie ? C’était terrible. Le moment d’exception doit rester un moment humain. Au Japon, la grande qualité du service n’occulte pas l’expression du naturel. Nous ne recherchons jamais une esthétique pour faire de l’image, mais le projet qui sera le meilleur pour ses usagers. Qu’il s’agisse d’un cinq-étoiles ou pas.
À l’abbaye de Fontevraud, faire un hôtel à côté de la tombe de Richard Cœur de Lion, c’était pesant ?
S.M. : (Rires.) Nous pensions à tous ceux qui y ont vécu depuis le XIIe siècle. C’est comme si les murs parlaient. On ressent des choses. La même pierre fait tout, du sol au plafond.
P.J. : Il fallait résoudre les problématiques induites par un nouvel usage de cet espace et introduire le confort qui s’impose. Nous sommes restés légers, tout en faisant vraiment quelque chose. Offrir moins, dans un confort en accord avec le lieu. Ce calme est un vrai cadeau.
À Fontevraud, des micro-architectures séquencent l’espace.
P.J. : On le fait souvent, un espace dans l’espace. On crée un dispositif architectural pour être sûr que les gens y soient bien.
S.M. : Parfois, dans un grand champ, ce n’est que sous un arbre qu’on peut ressentir un sentiment d’intime protection.
Dans votre préface du Court traité du design, de Stéphane Vial, on parle du designer schizophrène qui doit trouver des solutions dans des flux d’ambiguïtés.
P.J. : C’est la différence avec l’architecture. Elle existe depuis des milliers d’années. Le design est lié à la révolution industrielle. Son rôle est ambigu. La production a du sens, mais participe aussi de folies. Chaque designer doit le comprendre. Les étudiants le perçoivent très bien ; il y a une prise de conscience plus forte aujourd’hui.
S.M. : Je me souviens de la première fois où je suis allé au Salon de Milan, j’avais été effrayé par la répétition de certains objets. En même temps, on continue d’en inventer de meilleurs. C’est comme les chansons d’amour, on en écrit toujours.