IDEAT : En septembre, le travail de votre studio GamFratesi est visible dans les Design Weeks de Milan, Paris, Copenhague, Stockholm… Tout repart comme avant ?
Enrico Fratesi : Les gens auront toujours besoin de voir les produits en vrai. Mais en ce moment, alors que tout le monde doit adapter sa vie de bien des façons, nombreux sont ceux qui, dans le design, trouvent que le numérique recèle un vrai potentiel. Il accélère l’essor d’un système médiatique existant, en renforçant l’importance de la communication visuelle. Nous avons tous des sites Internet qui, d’une certaine façon, suffisent à présenter les nouveaux produits. Nous ne pouvons pas exclure ce nouveau mode de communication du design.
Par la force des événements, l’évolution vers le numérique serait irréversible…
E.F. : Il faut se rappeler qu’il nous arrivait de prendre l’avion pour une unique journée de réunions à l’étranger. Cela n’était peut-être pas toujours nécessaire. D’un autre côté, je me souviens de la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, à Paris, assis sur notre nouveau sofa Étiquette, chez De Padova, et de l’intéressante conversation que nous avons eue alors. Bien sûr, nous aurions pu l’avoir à distance, mais elle fait partie de nos souvenirs, associée à nos sorties et balades dans Paris. C’est tout cela qui nous inspire. Pas directement pour faire un autre beau sofa, mais tout nouveau produit naît des différentes expériences sensibles que l’on vit, loin de nos écrans. Nous aurons toujours besoin de voyager et de rencontrer des gens.
« Nous ne sommes pas simplement les héritiers de ces deux cultures »
Le Salon du meuble de Milan a désormais pour présidente Maria Porro : c’est le signe d’une nouvelle ère ou wait and see ?
Stine Gam : Je pense que c’est tout à fait révolutionnaire. Surtout pour l’Italie. C’est un signe fort et très stimulant.
E.F. : Nous connaissons Maria, qui a notre âge. Elle tranche avec la génération de Claudio Luti et sa longue expérience. Là, on parle d’une femme, jeune, c’est un vrai changement. On retrouve aussi un autre ami de notre âge à un poste important, Marco Sammicheli, superintendant à la Triennale de Milan et curateur du musée du Design italien. Je ne saurais dire dans quelle mesure tout cela est dû à la situation actuelle.
Vos éditeurs sont aussi bien italiens que scandinaves. Est-ce dû à vos origines ou à votre expérience ?
S.G. : Un peu des deux. D’une part, nous avons voyagé pendant nos études pour travailler ailleurs et multiplier les expériences, d’autre part, il se trouve qu’il y a dans nos deux pays d’origine de nombreux éditeurs de design incontournables, qui possèdent une grande tradition du mobilier.
E.F. : Oui, je pense que l’intérêt de ces éditeurs résulte à la fois de nos origines et de nos expériences. Nous ne sommes pas simplement les héritiers de ces deux cultures, nous sommes familiers de ces deux façons de travailler. Cela a certainement contribué à amorcer des collaborations qui ont perduré.
« Je ressentais le besoin d’une nouvelle vision » , Gamfratesi
Qu’avez-vous étudié ?
S.G. : Nous avons étudié l’architecture tous les deux. Puis nous sommes passés à une plus petite échelle. Au Danemark, il existait à l’école d’architecture d’Aarhus, où j’ai étudié, un département de mobilier, héritier de toute la tradition danoise. Il y avait des ateliers et des charpentiers. Enrico, que j’ai rencontré en étudiant ensuite l’architecture à Ferrare, m’a rejoint au Danemark. Dans ces mêmes ateliers, nous avons beaucoup travaillé et appris sur les matériaux, ce qui nous a amenés à faire du design. Arrivés en dernière année, nous avons en revanche passé beaucoup plus de temps au contact d’architectes, lors de séjours au Danemark et en Italie.
Enrico, vous avez étudié à Pesaro, à Florence et à Ferrare. D’où vous vient cet intérêt pour Stockholm, où vous venez étudier en 2004, avant de vous inscrire à Aarhus, au Danemark ?
E.F. : J’ai toujours été fasciné par l’architecture et le design scandinaves : l’utilisation des matériaux, mais toujours dans une grande simplicité. J’avais pourtant reçu en Italie un enseignement très technique. Malgré la richesse de mes antécédents culturels italiens, je ressentais le besoin d’une nouvelle vision. Rencontrer Stine, quand j’étais étudiant à Ferrare, a décuplé mon envie de découvrir cette façon de travailler. Cet intérêt pour la sphère scandinave s’est même accru avec le temps.
« A l’école, Stine et moi étions souvent à l’atelier »
Peut-on, dans une école danoise de design, comme dans les écoles suédoises, croiser des prototypistes à la retraite venus transmettre leur savoir ?
E.F. : Oui, c’est la même chose dans les deux pays. Au Danemark, les étudiants en architecture ont un accès permanent à des ateliers pour travailler le bois et le métal, ce qui était inhabituel pour moi. Les étudiants peuvent utiliser des machines pour réaliser des prototypes ; ils expérimentent. C’était fantastique parce qu’en Italie concrétiser mes idées moi-même était impossible, que ce soit dans un atelier ou, pire, à l’université. Quand j’étais à l’école d’architecture d’Aarhus, je me souviens combien Stine et moi étions souvent à l’atelier, à sculpter du bois… si passionnés qu’on y passait la journée !
De quoi rêviez-vous quand vous avez fondé le studio GamFratesi?
S.G. : Les premiers projets étant personnels, nous développions beaucoup d’idées. Puis, à mesure que vous vous établissez, vous gardez cette habitude ainsi qu’un œil encore plus critique vis-à-vis de vos réalisations.
E.F. : Quand nous avons débuté, nous n’étions pas vraiment à même d’imaginer ce que nous sommes devenus. Nous avions tellement la tête dans nos projets ! En fait, à mesure que l’on acquiert de l’expérience, on n’est pas forcément plus détendu, parce que les projets se complexifient. Avoir ses premières commandes, c’est compliqué. Mais nous avons, c’est vrai, rêvé de travailler avec certaines des sociétés avec qui nous collaborons aujourd’hui.
GamFratesi : de l’architecte à l’intérieur…
En 2009, trois ans après la fondation de votre studio GamFratesi, deux magazines danois vous attribuent un Danish Design Award…
S.G. : Nous avons été très surpris parce que c’était vraiment à nos débuts. Il était difficile de deviner ce qui s’inscrirait dans la tendance ou pas. Encore une fois, Instagram n’existait pas ! Pour notre premier salon à Stockholm, nous étions venus avec une grande caisse qui contenait nos chaises anthropomorphes en bois. Une fois sur place, il semblait évident que c’était franchement décalé par rapport aux projets des autres, plutôt portés, cette année-là, sur le métal découpé au laser. Nous nous sommes demandé si nous devions ouvrir cette caisse ou si nous devions rentrer chez nous ! Nous avons ouvert la caisse et nos chaises sont rapidement parties en production…
Venant de l’architecture, GamFratesi a été sollicité pour des projets d’aménagement intérieur. Volonté ou opportunité ?
S.G. : C’est arrivé comme ça. La première fois, il s’agissait de scénographies d’expositions. Et quand nous avons été contactés pour des projets d’architecture intérieure, je pense que c’était parce que de plus en plus de gens choisissaient nos meubles. Certains se sont demandé pourquoi ne pas envisager directement notre approche de l’espace. Cela a, en plus, enrichi notre expérience de la conception de produits, parce que nous ne restons pas focalisés sur eux, mais sommes sensibles à la façon dont ils sont susceptibles d’habiter l’espace.
E.F. : Cela se passe souvent de cette façon. Comme nous sommes architectes, nous sommes aussi sollicités pour des environnements. Nous aimons vraiment l’architecture, mais faute de commandes, nous en faisons beaucoup moins que du design. Nous souhaiterions intervenir sur davantage de projets, mais à condition d’avoir une très grande liberté de construction.
« Nous avons besoin d’être inspirés par le bâtiment, son histoire… »
Suivez-vous une même méthode ?
E.F. : Nous partons toujours du contexte. Il n’est pas question d’avoir un standard à appliquer partout. Pour tout projet, nous avons besoin d’être inspirés par le bâtiment, son histoire et tout un tas de facteurs qui imprègnent le processus de création. Les matériaux, notamment naturels, importent aussi beaucoup, la coordination des couleurs, tout… Nous ne faisons jamais rien de trop dur ou de trop rigide.
S.G. : Oui, tout dépend du contexte. En mobilier, notre but consiste à trouver la bonne combinaison entre ce qui nous ressemble et ce qui est propre à l’éditeur.
Tenez-vous chacun le même rôle dans le développement d’un projet ?
E.F. : Quand nous démarrons, nous discutons entre nous. Nous échangeons sur notre vision, nos références. Pas question de reproduire du déjà-vu. Ensuite, nous dessinons, tantôt sur ordinateur, tantôt à la main, jusqu’au prototype. Mais ce que j’apprécie beaucoup, ce sont nos discussions. Nous pouvons aussi bien nous mettre à parler d’un matériau que d’un certain type de comportement ou encore évoquer un sentiment que nous voulons faire ressentir à ceux qui vont choisir ce mobilier. Il y a, en tout cas au début d’un projet, une dimension ludique.
Un design qui se transmet de génération en génération
Le débat des solutions durables dans le design. Qu’en pensez-vous ?
E.F. : Nous sommes inquiets de voir certaines choses se développer. À commencer par le nombre de projets médiocres issus de la production de masse et qui envahissent le marché, et donc les intérieurs. C’est triste. Pour rester positifs, on se dit qu’il faut produire de la qualité, qui puisse se transmettre de génération en génération, ne serait-ce que grâce à la pérennité des matériaux choisis. Il faut aussi sensibiliser le public à la qualité, c’est un facteur clé du développement durable.
Consommer moins fait débat, mais n’avons-nous pas toujours besoin de meilleurs produits ?
E.F. : Nous avons besoin de produits mieux conçus. Et pour cela, je pense qu’on devrait davantage mettre l’humain au cœur du projet. Pas seulement au cœur de la production, mais de la vie, en réfléchissant par exemple à l’usage que l’on fait de son temps, pas seulement pour soi, mais pour la communauté. Nous préférons garder en tête ce type d’orientation, nettement plus positive, en espérant qu’elle se généralise pour supplanter ce qu’on a pu voir ces dernières années, cette frénésie de production.
S.G. : Évidemment que j’espère que chacun désormais recherchera la qualité et adoptera des comportements vertueux ! (Rire.) Je veux rester optimiste, mais sans faire l’autruche.