Quand la bande dessinée met l’architecture à l’honneur

Depuis les années 2010, la bande dessinée ne cesse de célébrer les architectes. Eileen Gray, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Zaha Hadid, Paul Abadie ou encore Robert Moses sont devenus les héros d’albums aussi originaux que réussis. Mais au-delà de leurs vies souvent romanesques, certains auteurs puisent dans leurs travaux de bâtisseur l'inspiration pour imaginer leur univers graphique ou leur construction narrative, à l'instar de Winsor McCay, Schuiten et Peeters, Lukasz Wojciechowski, Marc-Antoine Mathieu et Thibaut Rassat.

Des briques d’un côté, des cases de l’autre, l’architecture et la bande dessinée ont ce point en commun, elles reposent sur les mêmes fondations : une construction géométrique. Si certains bédéistes s’en éloignent, laissant s’épanouir leur trait sur la page blanche en s’affranchissant des codes, d’autres font de l’art de bâtir leur terrain de jeu fétiche. Lumière sur cinq auteurs qui ont fait de la ville et du plan leur toile de fond.


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La bande dessinée sur plans de Chris Ware

Né en 1967 à Omaha dans le Nebraska, Chris Ware en est certainement le plus représentatif. Chacune de ses planches évoque un plan d’architecture. En 2012, il publie aux États-Unis, Building Stories (2014, Delcourt), son plus gros succès. L’ouvrage reste pendant vingt-cinq semaines dans la liste des best-sellers du New York Times, et il reçoit une quantité phénoménale de prix : Prix du Meilleur Roman Graphique, du Meilleur Auteur et de la Meilleure Maquette de Livre aux Eisner Awards et le Prix Spécial du Jury au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2015.

Pourtant, particulièrement inventif, l’objet est assez complexe et peu conventionnel. Ce coffret renferme quatorze formats illustrés différents, sans ordre préétabli, mais tous consacrés aux habitants d’un même immeuble à travers le temps. L’auteur construit là une architecture narrative exceptionnelle, inspirée d’un de ses maîtres à penser, Winsor McCay (1869-1934).

Le New York utopique de Winsor McCay

Considéré comme le père de la bande dessinée, ayant influencé Walt Disney, Hayao Miyazaki et Moebius, entre autres, Winsor McCay s’est fait connaître grâce au Petit Sammy éternue (1904) qui révolutionne le “daily strip”. En éternuant fortement, son personnage – et à travers lui son créateur – brise les cases et déconstruit le graphisme traditionnel. Installé à New York depuis 1903, la ville le fascine et l’inspire au point de l’inclure et de la repenser dans sa série, Little Nemo in Slumberland (1905-1914), la toute première de l’histoire du comics.

Ici, sa palette évolue autour des tons pastel emblématiques de l’Art Nouveau, alors en vogue à l’époque. Les histoires reposent toutes sur le même concept : Nemo s’endort et déambule dans la mégapole métamorphosée en utopie le temps d’un rêve truculent, qui permet à Winsor McCay d’inventer des perspectives riches d’illusions. L’image de son géant apparaissant aux coins des rues de Manhattan devenue culte a particulièrement inspiré le duo formé par le dessinateur François Schuiten et le scénariste Benoît Peeters, auteurs de la série culte Les Cités obscures. Les auteurs lui avaient même consacré toute une exposition, en 2017, lors de la 8ᵉ Biennale du 9ᵉ art de Cherbourg-en-Cotentin.

Les cités rétrofuturistes de François Schuiten

L’univers onirique et urbain imaginé par François Schuiten, fils et frère d’architectes qui a également conçu les stations de métro « Arts et Métiers », à Paris et « Porte de Hal » à Bruxelles, s’inscrit totalement dans le prolongement de celui de Winsor McCay. Cela est particulièrement frappant dans l’album Brüsel (1992, Casterman), le cinquième volume de sa série Les cités obscures.

L’artiste bruxellois né en 1956 y a façonné un Bruxelles à l’image d’un New York des années 1930 démultiplié dans lequel le fleuriste Constant Abeels évolue tel un géant – encore un. Mais son univers est davantage rétrofuturiste que celui de McCay. Il en fera sa marque de fabrique en s’inspirant de projets futuristes abandonnés. Mais le gène de l’architecture coulant dans ses veines, il fait aussi part d’une imagination débordante dans le diptyque Revoir Paris (2014, Casterman), dont l’action se situe en 2156. Au fil des pages, Schuiten livre un Paris fascinant et fourmillant d’idées ingénieuses, de la gare du Nord à la Tour Eiffel, en passant par les Halles de Baltard et Notre-Dame !

Les perspectives kafkaïennes de Marc-Antoine Mathieu

Né en 1959 à Antony, Marc-Antoine Mathieu fait, mieux que personne, le pont entre les univers de Winsor McCay et François Schuiten, notamment dans son album Le Processus, le tome 3 de sa série consacrée à Julius Corentin Acquefacques (1993, Delcourt). Le personnage se réveille en chutant du lit, comme Little Nemo, et part déambuler dans une ville labyrinthique évoquant celles de Schuiten, mais aussi imprégnée des univers de Kafka et Borges, le tout dans un noir et blanc contrasté et architectural.

Mais au fil de ses albums singuliers, l’auteur va plus loin, expérimentant des espaces urbains débordant des cases, et ce, aussi au cours d’installations féériques comme La Forêt suspendue (2004) ou Les Rêveurs (2000-2014).

Les récits géométriques de Lukasz Wojciechowski

Enfin, d’autres font le chemin inverse. Des architectes, certes peu nombreux, déconstruisent la BD pour inventer une nouvelle manière graphique de raconter des histoires. Le plus audacieux : Lukasz Wojciechowski, né en 1978 en Pologne. Architecte de formation et cofondateur du cabinet VROA Architekci, le jeune prodige a assuré la rénovation du Musée d’Art Contemporain de la ville de Wroclaw, mais excelle aussi dans le roman graphique en travaillant avec le logiciel AutoCAD.

Dans son premier ouvrage Ville Nouvelle (2020, Éditions çà et là), il retrace le quotidien d’une équipe d’architectes entre 1958 et 1977, ainsi que l’avancée de leur projet de reconstruction d’une ville européenne, à la suite des ravages de la guerre.

Mais, il se fait surtout remarquer en 2021 avec Soleil mécanique (Éditions çà et là), une BD expérimentale inspirée par l’histoire de l’architecture européenne entre les années 1930 et 1940. Bohumil Balda, un architecte tchécoslovaque mégalomane, a pour projet de concevoir une salle géante pour les allocutions des dignitaires nazis, mais elle va provoquer sa chute. Cet ovni graphique repose sur une géométrie minimaliste, qu’on retrouve dans Dum Dum (2023, Éditions çà et là) et dans son prochain ouvrage Loin de Paris, à paraître en avril 2025 (Éditions çà et là).

Les constructions graphiques de Thibaut Rassat

Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille, Thibaut Rassat, né à Antony en 1988, s’est fait, lui aussi, un nom dans la bande dessinée, grâce à Mauvaise Herbe (2020, éditions La Pastèque), lauréat du prix du livre jeunesse décerné par l’Académie d’architecture. Pas étonnant, il s’est reconverti dans l’illustration en 2014, et il traite ici d’un sujet qu’il connaît bien.

Architecte maniaque, Eugène, le héros, voit sa vie bouleversée le jour où un arbre indéracinable vient bousculer ses plans, le poussant dans ses retranchements et à redoubler d’effort. Ce récit tendre illustre à merveille à quel point la BD et l’architecture font bon ménage !


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