Après la Seconde Guerre mondiale, l’heure est à la production industrielle en série. En ce qui concerne George Nakashima, il serait plus juste de parler “d’édition en série diversifiée”, explique Juliette Pollet, conservatrice au musée des Arts décoratifs. Car si le designer-ébéniste a dessiné des meubles produits en plusieurs exemplaires, tous sont uniques puisque faits à partir d’un bois dont il a tenu à souligner la singularité. Explications.
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De Spokane à Pondichéry
Avant d’embrasser le bois, matière qui l’accompagnera toute sa vie, Nakashima voyage aux quatre coins du globe. Né en 1905 dans l’État de Washington, cet enfant d’immigrés japonais, étudiant en architecture, passé par Harvard et le MIT, s’envole pour Paris. En 1930, il est diplômé de l’école américaine des Beaux-Arts, puis part au Japon, où il travaille pour l’architecte Antonin Raymond.
“Il participe aux aménagements intérieurs des édifices que construit Raymond, qui travaille pour la haute bourgeoisie japonaise et tokyoïte”, rapporte Juliette Pollet. On lui confie en 1937 la conception du dortoir d’un ashram à Pondichéry (Inde), où il conçoit ses premiers meubles. “Il est jeune, en pleine autonomie et y vit une expérience incroyable, un vrai choc spirituel”. Il devient le disciple du gourou Sri Aurobindo et prend le nom en sanskrit de Sundarananda, “celui qui se délecte de la beauté”.
De retour aux États-Unis, il est interné avec sa famille dans un camp, tout comme 120 000 Américains d’origine japonaise, suite à l’attaque de Pearl Harbor en 1941. Il y découvre le travail du bois, grâce à l’ébéniste Gentaro Hikogawa. Interrogée par l’historienne du design Daniella Ohad, sa fille Mira raconte qu’il “était chargé de meubler les baraquements, avec des restes d’emballage et des morceaux de bois tordus.”
En 1943, il quitte le camp et s’installe à New Hope en Pennsylvanie. “Lorsqu’il a démarré son entreprise de mobilier, il était sans le sou et ne pouvait s’acheter les outils nécessaires, allait à la scierie et se contentait des chutes.” Des pièces de second choix qu’il magnifie à travers des réalisations où il laisse le bois s’exprimer. On retient ses célèbres tables basses, dont le plateau semble simplement tranché et renforcé par des agrafes en forme de papillons. “Elles ont un but fonctionnel mais aussi un potentiel décoratif. George Nakashima reprend les fissures, ne met pas de côté un morceau de bois parce qu’il est tordu, au contraire, il le consolide, le répare et l’orne avec ces attaches”, précise la conservatrice.
George Nakashima à la croisée des cultures
Outre son amour du bois, qu’il évoque dans l’ouvrage The Soul of a tree (1981), George Nakashima s’illustre par son ancrage aussi bien américain que japonais. Du côté du Pays du soleil levant, il se plonge dans le Mingei né dans les années 1920, “ce courant qui valorise l’artisanat anonyme, utilitaire, traditionnel, avec une beauté intemporelle. Il s’oppose à la mauvaise qualité industrielle et à un vocabulaire ornemental qui ne serait pas celui du Japon.” Aux Etats-Unis, c’est le Craft Studio Movement qui résonne avec la pratique du designer. ”Il s’agit du renouveau de la production vernaculaire américaine, comme le mobilier Shaker ou Windsor, qui sont hybridés dans les productions de Nakashima.”
Cette esthétique séduit Knoll qui édite en 1945 quelques meubles du designer, comme la Straight-Back Chair et la Splay-Leg Coffee Table, ainsi que la marque Widdicomb. Mais “les collaborations avec les maisons d’édition périclitent, indique Juliette Pollet, car son écriture est trop singulière.” Malgré cet écueil, Nakashima conserve sa réputation et réalise en 1973 une commande d’envergure : meubler la résidence de Nelson Rockefeller de Pocantico Hills, à New York. Parmi les différentes créations figurent le Conoïd Bench formé d’une planche à la silhouette organique, hérissée d’un dossier façon assise Windsor.
Décédé en 1990, un an après l’exposition “Full Circle” qui lui est consacrée au musée des Arts Décoratifs de New York, le designer laisse derrière lui un héritage inestimable. Celui-ci est animé aujourd’hui par sa fille Mira, qui a repris à sa mort le studio de son père, George Nakashima Woodworkers, basé sur le domaine familiale de New Hope, en Pennsylvanie. Y figurent une dizaine d’édifices dont certains conçus par feu le designer, qui avait adopté les principes de construction traditionnels japonais “ki-mon”, qui préconisent le respect du paysage naturel et l’utilisation de matériaux locaux. Un lieu idéal pour se plonger dans l’univers de Sundarananda, “celui qui se délecte de la beauté”.
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