Lorsque, il y a trois ans, elle a reçu la proposition d’aménager de nouveaux bureaux dans le VIIIe arrondissement de Paris, Marika Dru a d’abord rejeté l’offre. « Les néons, les sols en moquette synthétique, les cloisons amovibles, le jetable… C’est tout ce que je déteste », justifie la jeune femme. Architecte d’intérieur depuis une douzaine d’années, elle dessinait jusqu’alors des appartements, des boutiques, des projets très loin de l’univers du bureau.
« Laurent Geneslay (un ancien trader reconverti, NDLR) est venu me voir et m’a séduite avec son projet de coworking d’un nouveau genre, qu’il imaginait comme un club à l’anglaise, poursuit-elle. J’ai senti qu’il y avait là des similitudes avec l’hôtellerie, que j’affectionne d’autant plus que je suis fille d’hôtelier. Mon père a notamment dirigé le Plaza Athénée ; l’attention, le service me sont par conséquent constitutifs. » Et puis la conversation s’est prolongée et, une idée en amenant une autre, ils ont tiré le fil d’un univers inspiré de la série télévisée Mad Men, à base d’acoustique feutrée, d’odeur de bois, de volutes de tabac et de whisky. Mais surtout, comme dans l’hôtellerie, ils ont misé sur l’importance des services : restauration, salle de sport, conciergerie… The Bureau était né, en prenant à rebrousse-poil l’univers des open spaces et des bureaux de geeks avec toboggan et baby-foot à la sauce Facebook.
« J’évite ce qui est trop à la mode »
« Le décor d’un lieu donne le ton ; un bel endroit est sans conteste énergisant. Je l’ai aussi imaginé pérenne, comme une institution, en travaillant des matériaux nobles, comme le bois. J’évite généralement ce qui est trop à la mode, sauf pour les coussins, les peintures des murs, bref, le consommable », explique cette ancienne de l’école Penninghen (spécialisée en direction artistique et en architecture intérieure). À l’agence de Pascal Desprez, où elle a débuté sa carrière en dessinant des intérieurs de jets privés, elle apprend « la technique, le dur du métier ». Elle passe ensuite trois ans chez GBRH, des anciens du studio de Christian Liaigre.
Un séjour d’un an à New York bouscule sa carrière : « C’était en 2007. J’y ai appris la confiance en moi, l’envie de lancer ma propre boîte. » En rentrant en France, elle ouvre son agence, Atelier MKD, et se lance dans des projets résidentiels et de boutiques avec une signature qui lui est propre : l’usage d’un matériau en particulier, qu’elle twiste et qui porte l’écriture esthétique du chantier. Pour les deux adresses de The Bureau, cours Albert-Ier, près du pont de l’Alma, c’est le terrazzo qu’elle a choisi, « en jouant sur l’échelle et la couleur, pour produire deux effets différents propres à chaque adresse ». Dans son prochain projet, une agence de post-production, ce sera le cuir. Pourquoi ? « Je suis tombée à Milan sur un revêtement acoustique en cuir recyclé qui m’a beaucoup inspirée. Par l’usage que je vais en faire, ce matériau va sembler sophistiqué », raconte-t-elle.
« Ce que j’aime, c’est ce que l’homme apporte à la matière »
Pour un autre bureau installé dans une ancienne officine de notaire, des problèmes d’acoustique l’engagent à opter pour le liège comme note majeure. Un choix guidé par son autre passion, l’esthétique artisanale. « Plus j’avance, plus je deviens “anti-robot”, avoue l’architecte d’intérieur. Ce que j’aime, ce sont les irrégularités, ce que l’homme apporte à la matière. Guidée par cette démarche d’artisanat 2.0, d’innovation dans la tradition, je suis partie sur la route du liège, un matériau super mais souvent traité de manière ringarde. J’ai choisi de le teinter et de l’utiliser en plateau sur des bureaux ou en panneaux. Cette matière humble devient sophistiquée par l’écriture du designer, et particulièrement dans le cas d’un bahut composé de liège et de marbre vert que j’ai dessiné. Aujourd’hui, j’ai très envie de sillonner l’Europe à la recherche de matériaux. Nous, architectes, sommes trop loin des faiseurs, des matières premières, des artisans… Le lien s’est rompu alors que les savoir-faire existent encore et que l’on pourrait s’appuyer dessus pour nos projets. Dans tous mes chantiers, j’aime conserver les stigmates de l’existant, les contrastes ; j’aime traduire architecturalement une histoire. Le lieu a toujours quelque chose à dire, je m’inscris dans sa mémoire. »
Marika Dru, Madame Bureau ?
C’est dans le même ordre d’idée, qu’elle a détourné des casiers en laiton dans une ancienne étude de notaire du début du XXe siècle. La patte de Marika Dru réside aussi dans le soin qu’elle met à dessiner le mobilier de ses projets, dont certaines pièces sont même destinées à être éditées. C’est le cas de luminaires qu’elle a créés pour The Bureau, que l’on retrouvera au catalogue de The Socialite Family. Des modèles plutôt classiques qui contrastent avec d’autres, plus innovants. « Après ces années d’expérience, j’arrive à davantage de maturité, ce qui me permet de prendre du recul, notamment sur la façon de vivre des gens, et d’apporter des solutions pertinentes », déclare la jeune femme.
Ses recherches l’ont ainsi menée à imaginer du mobilier et des pièces hybrides : « Aujourd’hui, ce n’est plus le lieu qui fait la fonction mais un choix personnel : une cuisine peut être un lieu de travail au même titre qu’un bureau. Il m’est arrivé de commander les mêmes chaises pour les bureaux et la cafétéria d’un projet pour brouiller les pistes. On est dans le mélange des genres, que j’ai aussi récemment matérialisé dans une cuisine-bibliothèque pour un client… » Cette réflexion a séduit de nombreux promoteurs en quête d’univers plus exclusifs, comme le groupe immobilier Galia, qui lui a confié l’aménagement d’un ensemble de bureaux pour Hermès à Pantin. Ironie du sort, pour de nombreux professionnels, elle est devenue « Madame Bureau » ! « Je dois faire attention à ne pas me laisser enfermer dans ce domaine. Car au fond, ce que j’aime, c’est la diversité. Plonger dans des univers très différents, c’est vraiment ce qui m’excite, c’est mon moteur pour créer », conclut l’enthousiaste architecte d’intérieur.