Qu’est-ce qui a fondamentalement changé dans l’architecture depuis vos débuts, en 1982 ?
Patrick Rubin : Elle est devenue plus politique et elle est de plus en plus partagée par tous. Aujourd’hui, on visite en famille des églises et d’autres bâtiments remarquables. On est informé plus jeune qu’autrefois de ce qu’est l’architecture. Et puis les magazines mettent en couverture des vedettes de la profession, parlent de Le Corbusier… Tout cela n’existait pas avant.
Vous qui avez été formé à l’architecture intérieure et qui œuvrez aussi comme architecte, constatez-vous un dialogue plus nourri entre ces deux disciplines ?
Non, cela reste des cultures très cloisonnées. J’ai enseigné très longtemps en école d’architecture et j’ai pu constater que les étudiants n’ont pas la culture du design, du graphisme, de la couleur, du son ; ce ne sont pas des médias qui leur sont familiers. Alors que tous les grands maîtres de l’architecture du XXe siècle ont fait des pièces de mobilier extraordinaires…
Quelle est la grande question de l’architecture aujourd’hui ?
Pour moi, un architecte est un chroniqueur de l’époque. Aujourd’hui, il doit se consacrer à la question des interstices. Il y a trente, quarante ans, les architectes construisaient des immeubles solitaires, orphelins de leur contexte ; alors les Français s’étaient fâchés avec l’urbanisme, qui avait amené les villes nouvelles, les barres, le béton. L’enjeu, demain, c’est de s’atteler à une vision globale du territoire, de faire très attention aux espaces intermédiaires. La campagne est mangée par les ronds-points, les grandes surfaces et la voiture, l’enjeu est dans cet entre-deux métropoles où est né le mouvement des gilets jaunes.
Les architectes ont longtemps tenu à laisser une trace. Vous, au contraire, vous vous inscrivez souvent dans des traces déjà existantes. Quel projet de votre carrière vous ressemble le plus ?
Je connais plein d’architectes qui « font leur œuvre » et qui conservent par exemple tous leurs dessins ; ce n’est pas mon cas. Nos premiers travaux ont été des chantiers de réhabilitation, dans un dialogue avec l’existant. C’est pourquoi je dirais que l’un des projets qui nous ressemblent le plus est celui d’anciens silos agricoles à Chaumont (Haute-Marne), que nous avons reconvertis en médiathèque de 5 000 m2. C’était un hommage au « déjà-là », que nous ne sommes pas obligés de bousiller. Dans le même esprit, je peux citer les locaux de Libération, une belle hélice qui distribuait d’immenses plateaux – personne ne voulait croire que ce garage serait un jour des bureaux. Et enfin, la chocolaterie Poulain, à Blois, transformée en école du paysage et où nous avons respecté le génie du lieu. Il faut donner au gigantisme une domesticité, une familiarité et, ça, j’aime beaucoup le faire.
Quelles causes avez-vous envie de défendre avec votre travail ?
Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir comprendre mon époque et apporter des réponses aux questions qu’elle soulève. Sur chaque sujet, on lève une interrogation. Souvent, les concours sont rapides et nous n’avons pas le temps de réfléchir. Moi, j’aime m’accorder ce temps pour reprendre, questionner le paradigme. Pourquoi il y aura, par exemple, une salle de bains dans chaque appartement d’une résidence étudiante. Soit on répond à la commande, ce qui permet de gagner, soit on renverse la question, on fout le bazar et on a de grandes chances de perdre. Je voudrais aussi qu’on arrête de parler d’habitat social ou d’accession à la propriété : tout ça, c’est de l’habitat, et tout le monde devrait avoir la même qualité de logement.
Vous militez aussi pour la fin du mythe du grand logement…
Effectivement. À une époque où nous sommes de plus en plus nombreux et où nous voulons tous vivre en ville, il faut en finir avec cette illusion. Nous devons réfléchir, avec les designers, à imaginer de nouvelles salles de bains et des chambres compactes pour laisser plus d’espace aux pièces à vivre, travailler à une nouvelle géométrie de l’intérieur.
L’architecture intérieure occupe-t-elle toujours une place importante dans votre travail ?
Oui. Il peut même arriver que nous ne remportions pas le projet d’architecture mais uniquement l’aménagement. Ça a été le cas récemment, pour notre projet de bureaux du 32.Guersant (à Paris, dans le XVIIe arrondissement, NDLR). Mais habituellement, lorsque nous décrochons un projet d’architecture, nous réalisons à la fois l’intérieur et l’extérieur.
Votre agence est en plein Marais, à Paris. Est-ce un emplacement stratégique pour vous ?
Lorsque nous sommes arrivés ici, c’était un site industriel dans un quartier encore bourré d’ateliers, en phase avec le bouleversement de la ville. Si j’avais 30 ans aujourd’hui, j’aurais un atelier mobile et je m’installerais sur mes chantiers, comme Patrick Bouchain est l’un des rares à le faire, pour être directement en lien avec le monde vivant.