IDEAT : D’où est venue l’idée de créer des tapis contemporains ?
Nelcya Chamszadeh-Cantoni : Après des études à l’École hôtelière de Lausanne, où j’ai rencontré Fabrizio Cantoni, mon associé et mari, je me suis rendu compte que je ne voulais pas faire carrière dans ce milieu. Fabrizio et moi sommes partis rejoindre mon père à Strasbourg, dans sa boutique de tapis persans traditionnels. Lors d’un voyage à Los Angeles, nous sommes tombés sur une pièce tibétaine customisée. Nous avons été subjugués ! L’idée de mélanger le savoir-faire artisanal avec le talent de jeunes créateurs a germé et, en 2011, CC-tapis est née.
Quel est le style CC-tapis ?
Nelcya Chamszadeh-Cantoni : Nos collections proposent des formes nouvelles, avec des motifs largement inspirés par le langage artistique. Les séries « Stroke », de Sabine Marcelis, et « The Lines », de Philippe Malouin, évoquent des coups de pinceau. La réalisation des tapis « Patcha », de Patricia Urquiola, peut se voir comme une performance artistique… Pour « Swarm », Marlène Huissoud a transposé le rythme du chant des cigales sur ses tapis en laine de l’Himalaya.
Cantoni et Chamszadeh… la marque porte l’initiale de vos noms à Fabrizio et à vous. Comment avez-vous défini vos rôles respectifs ?
Nelcya Chamszadeh-Cantoni : J’ai toujours été douée pour l’organisation, j’ai donc pris les rênes de l’entreprise. Fabrizio, commercial dans l’âme, est devenu l’image de la marque. Quant à Daniele Lora, rencontré à Milan, il s’est imposé comme directeur artistique. Chacun a trouvé sa place de façon naturelle. Concrètement, Fabrizio et Dani me présentent un projet, en général relativement abouti, et je transforme cette vision en réalité. Notre complémentarité est en grande partie la clé de notre succès.
Quel a été votre plus grand obstacle professionnel ?
Nous nous sommes lancés dans l’aventure sans faire une seule étude de marché… Personne ne semblait y croire. Heureusement, notre passion s’est révélée contagieuse, même si j’ai parfois caché à Fabrizio et à Dani nos débuts difficiles, pour ne pas brider leur créativité.
Femme d’affaires dans un milieu relativement masculin, c’est une opportunité ou une difficulté ?
J’ai beaucoup souffert du sexisme latent à notre arrivée à Milan. Un jour, j’avais rendez-vous avec un expert-comptable qui a lourdement insisté pour parler à mon mari, alors que j’étais la seule à pouvoir répondre à ses questions. Lorsque CC-tapis a commencé à se développer, j’étais souvent présentée comme « Nelcya, femme de Fabrizio Cantoni ». Les hommes, eux, avaient toujours un nom de famille. J’ai fini par reprendre mon nom de jeune fille. Une solution efficace pour que mon travail soit pris au sérieux…
Votre équipe présente des profils assez inattendus…
Pour bien diriger une entreprise, il faut cultiver les compétences de ses collaborateurs et voir au-delà de leurs parcours respectifs. Notre responsable des ventes est architecte de formation et la personne chargée de la communication a fait une école de conception de produits. J’arrive à déceler le potentiel de chacun rapidement et je choisis les gens de manière instinctive. Finalement, tout le monde y trouve son compte. Plus que tout, je considère notre équipe comme une seconde famille.
En marge de vos fonctions pour CC-tapis, vous présentez vos créations à la galerie Lovegood, à Milan. Une échappatoire à votre tâche de gestionnaire ?
Oui, un peu. J’ai la réputation d’être pragmatique. Les gens ont été relativement surpris de découvrir que je crée des œuvres depuis que je suis enfant. J’ai d’ailleurs mis du temps à accepter de montrer mon travail, car il touche souvent à l’intime. En 2018, j’ai lancé la galerie Lovegood dans un minuscule studio milanais et je m’y sens vraiment bien. La première exposition, intitulée « Consomme-moi », a même constitué une révélation pour moi. La curatrice, Federica Sala, était au vernissage et m’a alors proposé de participer à l’exposition itinérante 100 % féminine « Misschiefs ». L’un des plus beaux moments de ma – jeune – carrière artistique.
À quoi ressemblent vos dernières œuvres ?
Ma dernière œuvre ressemble à un miroir en forme d’utérus géant ! Un interrupteur révèle des saynètes que l’on regarde à travers le trou d’une serrure et qui représentent les différents stades de ma vie de femme. Cette œuvre s’intitule « Pleased to Meet You ». Elle sera dévoilée lors d’une exposition, initialement prévue en 2021, mais reportée à avril 2022. Celle-ci devrait se tenir dans une galerie et comprendre aussi le travail de Misschiefs, un collectif d’artistes suédoises qui donne son nom à l’exposition itinérante… En même temps, je montrerai « In Bed With the Seven » (« Au lit avec les sept »), autour du thème des sept péchés capitaux, à l’atelier, qui sera transformé pour l’occasion en mini-cathédrale avec des intérieurs miniatures accompagnés de prie-Dieu personnalisés. Deux jours par semaine, c’est ici, dans ce studio, que je laisse libre cours à mon imagination, loin de mon rôle de femme d’affaires.