Qu’est-ce qui vous enthousiasme dans votre métier de maître parfumeur ?
Thierry Wasser : Mon prédécesseur de la quatrième génération de Guerlain m’a donné les clefs du coffre avec tous les livres de formules depuis 1828. Guerlain est une maison d’édition et on y écrit des histoires que l’on publie. Voilà ce qui me motive. Le marché est aussi vaste que peuplé de nouvelles marques et de produits. Cependant, je ne me soucie pas de ce que font les autres. Je travaille dans des conditions uniques. Dites-moi qui fait ce que je fais avec un outil industriel à 50 minutes de Paris, y est tous les mercredis, déjeune avec son prédécesseur et part trois mois dans l’année en Égypte, en Inde ou au Sri Lanka pour faire ses courses ?
Dans un tel cadre de travail et mis en place si tôt, vous avez l’histoire avec vous…
Guerlain aurait pu trouver quelqu’un à qui cela ne plaise pas autant. Je revendique mon caractère. Je suis dans cette lignée parce que je ressemble un peu à mon prédécesseur sous certains aspects. Je vous ai parlé du parfum et de la Beauté, liés à l’estime de soi, mais c’est de l’amour. Qui n’aime pas doit faire autre chose.
A vous écouter, la création de parfum ressemble à quelque chose de presque viscéral…
Jean-Paul Guerlain avait trois casquettes : les achats, la manufacture et l’invention. J’ai repris ce rôle avec un bonheur inouï. Cela sied à mon caractère et à mon état d’esprit. Mais si vous n’aimez pas les gens et les voyages, ce n’est pas possible. Il faut être un peu utopiste pour être amoureux. C’est une chance d’avoir cela.
Êtes-vous optimiste ?
Bien sûr qu’on est optimiste. On parle évidemment de la concurrence ou de l’essor des marques de niches. Mais c’est aussi à nous de faire notre devoir même quand il faut aller chercher la poussière cachée sous les tapis. Il ne faut pas se voiler la face. Quand on gagne ou perd une part de marché, il faut analyser les situations.
Peut-on signer une fragrance à deux, en travaillant à quatre mains ?
J’ai fait cela pendant longtemps… J’ai passé douze ans chez Givaudan et quinze ans chez Firmenich. Je faisais des parfums tout seul mais j’ai été aussi amoureux fou d’un parfumeur qui s’appelle Annick Menardo, un génie ! Avec elle, on a fait plusieurs parfums, Hypnôse de Lancôme ou Diesel Fuel for Life. On lit souvent dans la presse que tel ou tel parfum a été signé par X et Y. C’est ce que j’appelais chez Firmenich un millefeuille d’ego. On empile les egos de parfumeurs qui se tirent la bourre. Travailler ensemble, ce n’est pas cela. Avec Annick Menardo ou Delphine Jelk aujourd’hui, ce qui compte, c’est la complémentarité. Il n’y en a pas un qui commence et l’autre qui finit. Terminer un parfum, c’est quelque chose d’extrêmement difficile. Je me vois d’ailleurs comme un bon finisseur.
Finir un parfum, c’est ajouter ou enlever un élément ?
Souvent, il s’agit plus de suppression que d’ajout. Parce que dans une formule qui tourne bien, tout est relativement condensé. L’équilibre est important. Il correspond aux critères de la maison. Il vaut donc mieux enlever et ne pas charger à la fin.
Les parfums de Guerlain ont finalement hérité d’un ADN transmis il y a plusieurs générations.
Oui, cela s’appelle La Guerlinade. Il y a des matières fétiches, comme la bergamote, le jasmin, la rose, l’iris, la fève tonka et la vanille, toutes chères à Jacques Guerlain. Il y en a peu ou prou dans tous les parfums. Il y a donc déjà une signature olfactive et une recette.