Peut-on vous voir comme un compositeur interprète ?
Chefs d’orchestre, violonistes, pianistes… Tous ces interprètes suivent une partition. Alors que moi, effectivement, je compose et je joue.
N’y aurait-il pas d’émotion sans technique ?
Bien sûr ! Mon métier n’a rien d’inné. Il y a une façon de penser particulière. Nous traduisons des idées dans l’olfaction. Mais à part cela, on est dans l’acquis. Il a fallu faire ses gammes. Il faut connaître son vocabulaire. Il existe 3 000 matières premières. La seule différence entre les mots et les odeurs, c’est que les mots ont une grammaire. On parle de syntaxe, de règles, alors que chez moi, il n’y en a aucune ! C’est forcément empirique. Cela passe toujours par de multiples essais jusqu’à ce qu’on trouve la forme qui nous plaise.
Quand vous créez un parfum, pensez-vous à l’avance féminin ou masculin ?
Non. Pour moi, les odeurs ne sont pas sexuées. Leur donner un genre relève de la convention. Je ne sais pas qui est l’imbécile à l’origine des chambres de petits garçons peintes en bleu et de celle des petites filles en rose. Probablement la même personne qui a décidé que le bois de cèdre était pour les garçons et la rose était destinée aux filles. Ce sont des conventions uniquement occidentales, par ailleurs. Au Moyen-Orient, tous les hommes se parfument à la rose… La grande différence entre Guerlain et les autres, c’est que non seulement il faut inventer, mais il faut aussi fabriquer. Tout est fait à la maison, avec les matières premières que l’on a achetées. Et il n’y a pas de surgelés dans le frigo ! C’est la différence fondamentale entre les parfums de designers et ce que nous faisons depuis 1828.
Comment définiriez-vous votre métier ?
Notre métier, c’est celui de la Beauté. Ce n’est pas de faire des nippes et en plus des parfums…
Quel impact a eu la crise sanitaire sur le sourcing de vos matières premières ? Vos filières étaient-elles sécurisées ?
Réponse B, mon général ! Nous n’achetons pas du jasmin, de la rose ou du santal sur le marché. J’achète du jasmin, de la rose et du santal à des personnes que je vois chaque année. C’est extrêmement malheureux ce qui nous arrive, mais mes amis au sud de l’Inde, en Australie, en Afrique, en Asie, en Amérique Latine, en Bulgarie, en Turquie sont toujours là ! Le téléphone fonctionne. Pour certains, parlons de la bergamote, nous travaillons depuis trois générations avec la même famille.
Un chef italien nous a dit que les parfumeurs étaient servis en bergamote avant les cuisiniers, c’est vrai ?
Ce serait normal ! (Rires) Quand on achète dix tonnes d’essence de bergamote, on a un autre levier que quand on achète dix fruits. Ne pas oublier non plus qu’une grande partie de l’essence de bergamote sert à faire du thé Earl Grey. Entre un maître de thé, un chef et un parfumeur, chacun a des spécificités différentes par rapport à l’olfaction. En plus, la bergamote n’est pas un fruit qui murit en trois semaines. La période de récolte s’étend de novembre à février. Les fruits sont donc plus ou moins fruités, fleuris ou verts suivant leur maturation. Nous en consommons de grandes quantités. Je fais des assemblages, comme pour le champagne.
Au Bee Garden du Bon Marché Rive Gauche, la profusion de parfums peut-elle faire que les gens se sentent perdus ?
S’ils se perdent, je leur envoie illico une boussole ! Je comprends ce que vous dites, mais il faut se remettre dans le contexte de 1999, année de création de l’aventure Aqua Allegoria par Jean-Paul Guerlain, mon prédécesseur. C’est lui qui m’a appris les achats de matières premières, pour lequel il était souvent dans les champs dans le monde entier. Il aime les jardins. Aqua Allegoria est née de cette expérience-là. Une visite dans un jardin extraordinaire, imaginaire ou réel. Aqua Allegoria était un rendez-vous annuel. De 1999 à 2020, on ne compte cependant que douze eaux. Certaines sont tombées au champ d’honneur. Je ne sais pas si avec ces douze eaux, les gens sont perdus. Le choix d’un parfum doit être aussi spontané que mon approche des matières premières. Cela parle ou pas dès la languette de papier, avant même le contact sur la peau. Il ne faut pas trop intellectualiser le parfum !