Qu’est-ce que le beau ? Selon l’architecte Dominique Perrault, « le beau rejoint la question de l’émotion. Et l’émotion la plus intense est celle qui touche le cerveau sans passer par l’intellect ». Cette petite phrase, prononcée dans l’amphithéâtre de l’école des beaux-arts de Paris, donne le ton de la conférence organisée pour dévoiler les résultats du baromètre annuel Paris Workplace IFOP-SFL, qui dévoile chaque année les évolutions du monde de l’entreprise. Les acteurs de la culture et des milieux d’affaires se sont réunis – et autocongratulés – lors de la révélation des résultats de cette onzième édition, pour laquelle un panel de 1300 salariés franciliens s’est vu interrogé sur les liens entre bien-être au travail et esthétique des bureaux. Selon l’étude, la beauté du lieu de travail est ainsi devenue motif d’attractivité pour les sociétés, qui prennent de plus en plus au sérieux le sujet.
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À l’ère du télé travail, le bureau devient refuge
Le télétravail ne fait plus autant rêver : c’est le premier enseignement de cette étude, avec une fréquence stabilisée à 1,5 jour par semaine chez les salariés franciliens. Selon Frédéric Dabi, Directeur général Opinion Ifop présent ce jour, « nous avons atteint un âge de raison. Car le télétravail, paradoxalement, stresse ». C’est désormais chose acquise, les salariés auraient tendance à se sentir mieux au bureau. Lieu du collectif et de sociabilisation, celui-ci semble avoir remporté le match de l’épanouissement professionnel.
Le ratio de salariés déclarant bien se sentir au travail a atteint un record : 7,1/10, en augmentation constante depuis septembre 2020. La note grimpe même jusqu’à 8,9/10 chez ceux qui jugent leurs espaces très plaisants visuellement. Le beau vient ainsi renforcer le statut de ‘valeur refuge’ du bureau. « Pour attirer les employés, celui-ci doit être au moins aussi agréable que leur lieu de vie, reprend Frédéric Dabi. Lorsqu’on s’y sent mieux que chez soi, le bureau prend une importance particulière, s’inscrivant dans une sphère globale, intime même. »
Marguerite, employée dans le marketing, témoigne : « Avant d’emménager dans notre nouvelle adresse, notre équipe était entassée dans un espace provisoire sans fenêtre, au sous-sol, aux murs orange – affreux ! Personne n’aimait s’y rendre d’ailleurs. La première chose que j’ai faite lorsque nous avons changé de locaux ? M’approprier les lieux, changer le mobilier de place, installer livres, fleurs séchées et objets déco. »
Pour les entreprises, investir dans la beauté des espaces de travail devient donc primordial. Le cabinet d’avocats August Debouzy s’est en conséquence doté de nouveaux locaux. L’enjeu est de constituer des espaces non seulement fonctionnels, mais également émotionnellement engageants, notamment esthétiquement, ce qui influencerait la performance des employés.
« La beauté d’un lieu peut créer un sentiment de bien-être profond, ajoute Alireza Razavi. Il est essentiel de créer des bureaux qui reflètent l’identité de l’entreprise, plutôt que de chercher à suivre des tendances éphémères. Les bureaux qui vous ressemblent, in fine, resteront et seront les plus productifs ». En mettant en place une scénographie inspirée des bureaux américains d’après-guerre, Alireza Razavi a ici cherché à démontrer que le cabinet August Debouzy a non seulement une longue histoire mais aussi l’avenir devant lui.
« Nous avons sélectionné des œuvres d’artistes émergeants et mondialement connus comme Richard Serra ». D’autres ont été conçues spécifiquement pour les espaces, la grande sculpture rouge connecte par exemple le sous-sol avec le plateau du rez-de-chaussée. « Leur présence est une fenêtre ouverte, une manière de soulager l’esprit en l’invitant à contempler, apprécier, rêver, s’interroger… Nous avons choisi des pièces qui participent au tissage de l’espace et, bien-sûr, à l’identité qui s’associe avec le lieu », continue l’architecte.
Et Marie-Hélène Bensadoun, avocate associée chez August Debouzy de renchérir : « Nous avons été comblés quand, à l’occasion de l’ouverture de l’inauguration locaux, certains collaborateurs ont éprouvé la fierté de les faire visiter à leur famille ! »
Des bureaux émotionnellement engageant
Toujours d’après l’étude, il existe un certain consensus sur la perception du beau. Peut-être parce qu’ils sont instagramables, les bureaux qui reprennent les codes de l’hôtellerie ont la faveur de 47% des 1300 salariés du panel. Il s’agit d’espaces contenant de grands volumes, mais aussi des services et une signature design. « Le ‘bureau-hôtel’ plait à tout le monde car il est statutaire avec une sensation de confort immédiate lorsqu’on y entre, complète l’architecte d’intérieur Alireza Razavi. C’est une évolution du marché dont nous situons les prémices à un an ou deux avant le Covid ».
Au contraire, les bureaux ‘start-up’, aux couleurs vives et autres babyfoots ne font plus recette. « Ils sont nés à San Francisco avec le boom des Gafa et de la Silicon Valley. Nous avons cherché à recréer artificiellement en Europe cette configuration parce qu’elle avait un levier culturel : ça faisait cool et avant-gardiste. Mais ça ne pouvait pas être pérenne », commente l’architecte.
Beaucoup d’entreprises ont par ailleurs fait le choix du flex-office dans le cadre de récents aménagements. « Quand nous avons découvert nos nouveaux bureaux, nous avons été très impressionnés par le standing qui s’en dégageait, témoigne Ludovic, monteur vidéo dans un organe de presse parisien. La politique de flex office a néanmoins considérablement réduit les espaces : nous nous sommes retrouvés tiraillés entre notre désir d’être présent et des bureaux vite saturés. Une forme de rivalité supplémentaire s’est installée insidieusement sur la territorialité des lieux ».
Le Paris haussmannien garde la cote
Autre révélation : le beau est davantage associé aux quartiers d’affaires du centre-ouest de Paris, avec une note de 7,4, supérieure à la moyenne (contre 6,4 pour les secteurs). Le Paris d’Haussmann reste une référence en termes d’esthétique urbaine, grâce à ses immeubles à grande hauteur sous plafonds et aux moulures caractéristiques.
« Nous constatons également l’importance croissante de la nature, complète Alexia Abtan. La présence de parcs et d’espaces verts au niveau du quartier et de la lumière naturelle à l’échelle des espaces intérieurs sont les premiers éléments cités pour définir le ‘beau’ ».
Parmi les autres éléments cités, l’apparence des collaborateurs, notamment sur l’aspect vestimentaire. Les salariés qui accordent une note supérieure ou égale à 9 sur 10 à la beauté de leurs collègues, connaissent en corrélation un sentiment de bien-être au travail plus important, avec une note de 7,9/10. Les salariés préfèrent à 59% les tenues dites « casual chic » alors que seuls 14% privilégient le costume. Serons-nous bientôt jugés sur votre physique au nom de la productivité ?
Au-delà de la plaisanterie, ces résultats viennent contredire les autres indicateurs macro-économiques, dans un contexte de morosité ambiante, où la confiance des ménages et le pouvoir d’achat sont au plus bas. Selon Frédéric Dabi, c’est le principal enseignement de cette étude : « L’entreprise a gagné le match de la confiance par rapport à la puissance publique. On l’attend désormais sur d’autres questions, comme la santé par exemple ». Et le bien-être. Comme l’amorce d’une forme de privatisation de ces questions qui semble être en route. La levée d’un tabou.
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