Depuis la petite allée en pente sur les hauteurs de Clamart, on remarque à peine cette maisonnette en meulière. Pourtant elle cache un trésor, l’atelier de Jean Arp et de Sophie Taeuber, plus communément appelé Fondation Arp.
En effet, c’est ici que le couple d’artistes décide d’investir en 1926 la somme tout juste empochée grâce au projet de l’Aubette à Strasbourg – œuvre d’art aussi totale que culte, signée avec leur complice Theo Van Doesburg. Forte de ses appétences pour la décoration intérieure, Sophie Taeuber va endosser la casquette d’architecte pour l’occasion, imaginant les trois étages de cette maison où l’influence du Bauhaus se fait parfois sentir. Si aujourd’hui l’atelier se trouve de l’autre côté du jardin grâce à une partie annexée plus tard par la seconde épouse de Jean Arp, la collectionneuse suisse Marguerite Hagenbach, la maison sera pendant plus de dix ans le théâtre d’une vie artistique riche et prolifique. Non seulement c’est un lieu de retrouvailles pour toute l’avant-garde de l’époque – Max Ernst, Hans Richter, Nelly et Theo van Doesburg, Kurt Schwitters, Joan Miro, Tristan Tzara, Marcel Duchamp, Francis et Gabrielle Picabia, James Joyce, André Breton, Paul Eluard, René́ Char, Robert et Sonia Delaunay – , mais c’est aussi là que les deux artistes créent.
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Deux véritables artistes
Ainsi, l’art est véritablement au cœur de la vie quotidienne de ces deux artistes dont les œuvres en apparence bien distinctes révèlent en réalité un dialogue permanent. Esthétiquement, leurs vocabulaires se rejoignent définitivement au sein du collectif Abstraction-Création dans les années 1930, bien que leur couple date déjà depuis quinze ans.
Que s’est-il donc passé depuis leur première rencontre à Zurich en pleine euphorie Dada ? Entre 1918 et 1920, il y a surtout les célèbres Duo-Collages réalisés à quatre mains, mettant à l’honneur la grille orthogonale dont la structure en rectangles restera très présente par la suite dans le travail de Sophie Taeuber. Gouaches, textiles, marionnettes, danse, sculptures, mobilier, l’éventail de ses talents est impressionnant de variété et permet souvent de comprendre le dynamisme qui traverse toute sa création, comme le confirme Sébastien Tardy, co-commissaire de l’exposition avec Mirela Ionesco et Chiara Jaeger : « Sophie Taeuber a fait beaucoup de performances au moment des Dada. Pensez qu’elle est danseuse et vous trouvez tout de suite le rythme et le mouvement dans ses géométries ».
Si le sens de la composition chez Taeuber a une matrice plus intellectuelle et structurée, Arp, lui, agit plus à l’instinct, créant par exemple un gigantesque catalogue de petites formes découpées parmi lesquelles il va piocher çà et là pour imaginer ses sculptures… comme une boîte à outils. D’où l’importance de la notion de constellation, souvent employée pour analyser le processus créatif de l’artiste et évoquée à nouveau par le co-commissaire : « La circulation d’idées est très forte. Parfois un morceau qui est de trop sur une sculpture va venir en compléter une autre par exemple. On a voulu montrer son idée générale qui passe par un foisonnement d’essais ».
Une exposition présente l’œuvre conjointe de Sophie Taeuber et Jean Arp
Cette exposition sur la maison-atelier est donc surtout l’occasion d’illustrer les passerelles entre ces deux univers, rappelant l’esprit d’échange qui accompagne tous les jours Jean Arp et Sophie Taeuber : que ce soit pour un conseil, un indice ou une inspiration, les deux artistes sont complices. Ils travaillent ici côte à côte, quitte à laisser déborder leur art du cadre habituel, tantôt en peignant une armoire en bois ou la couverture d’un livre affectionné, tantôt en fabricant un système d’étagères empilables.
Du beau certes, mais fonctionnel… À l’image de cet ingénieux bureau en okoumé initialement dessiné par Sophie Taeuber pour la Galerie Goemans en 1928 qui dévoile en façade un volet pour ranger les dessins et autres aquarelles. Hélas, après avoir été le théâtre d’une si belle aventure, la maison sera quittée par le couple en 1940 pour fuir l’Occupation et trouver refuge à Grasse, avant de rejoindre Zurich. C’est ici, chez leur ami Max Bill, que Sophie Taeuber mourra dans son sommeil en 1943, asphyxiée par le poêle de sa chambre.
De retour à Clamart, Jean Arp se remettra au travail et obtiendra bientôt les honneurs des institutions – Grand Prix international de sculpture à la Biennale de Venise, rétrospectives au MNAM de Paris et au Louisiana Museum… En revanche, il faudra attendre 2021 et l’exposition du Kunstmuseum de Bâle pour qu’un musée sorte Sophie Taeuber de l’ombre de Arp et lui accorde enfin la reconnaissance qu’elle mérite, notamment pour la fraicheur singulière de son univers. Chose rare.
« Esprit d’atelier. Arp et Taeuber, vivre et créer », jusqu’au 24 novembre 2024 à la Fondation Arp.