On imagine alors que les villes tentaculaires, comme Los Angeles, ne trouvent pas grâce aux yeux de Renzo Piano ?
Les villes dispersées, celles qui s’étendent à l’infini comme des taches d’huile, génèrent des coûts de gestion insupportables en termes de voirie, de traitement des eaux usées, de collecte des ordures, si bien que je préfère l’inclusion à l’expansion. Et pourtant, dans toutes les villes du monde, même les plus étendues, il y a des trous noirs urbains, ces zones industrielles, ces friches ferroviaires, ces terrains militaires, qui ne demandent qu’à être transformés. Je ne dis pas qu’il faut à tout prix les remplir de nouveaux bâtiments – on peut aussi les faire respirer avec des parcs et des jardins –, mais je ne souhaite pas non plus qu’on fabrique en permanence de nouvelles banlieues. Donnons au contraire à nos villes davantage d’intensité ! Le plaisir de rencontrer l’autre, de se confronter à lui, de vivre ensemble ne pourra en être qu’augmenté.
Avez-vous, Renzo Piano, le sentiment que les architectes sont mal aimés du public ?
Je n’invite pas les gens à nous accuser, mais il est vrai qu’on fait un métier dangereux. Un compositeur, s’il écrit de la mauvaise musique, on ne l’écoute plus et basta ! Nous, les architectes, quand nous nous trompons, nous faisons beaucoup de mal à beaucoup de gens, et ce mal-là dure longtemps. Nous avons une certaine responsabilité, alors nous sommes obligés d’accepter les griefs. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’on doive s’y plier : dans notre métier, je crois qu’il faut un certain entêtement, voire un sublime entêtement, pour garder le cap. Sur dix critiques qui me sont adressées, cinq sont des bêtises, mais il y en a toujours deux ou trois qui sont fondées. Ce sont celles-ci qui vous font le plus mal et qui vous font réfléchir davantage.
Quelles critiques, par exemple, vous ont-elles été utiles, Renzo Piano ?
Je serais fou si je vous donnais la liste de mes erreurs ! D’ailleurs, je ne sais même pas si je serais capable de la dresser. Parfois, cependant, il m’arrive de me demander ce que j’aurais pu améliorer sur tel ou tel bâtiment. Prenons, par exemple, cette agence où nous nous trouvons. Elle est très modeste : juste une sorte de serre posée sur une pente et surplombée d’un toit. On pourrait la changer de mille façons. Et, en même temps, elle n’est pas trop mal comme ça. Mais on n’est jamais content. Car, si notre capacité d’imagination est merveilleuse, nos bras, eux, sont un peu courts. Norberto Bobbio, un philosophe génial, résumait bien cela : « J’ai parfois atteint le seuil du temple, mais je ne suis jamais entré dedans », disait-il.
Votre studio est rempli de dessins au crayons et de maquettes. Loin de tout ordinateur, vous semblez avoir un rapport à l’architecture très physique, très manuel.
J’aime mettre les mains dans le cambouis. Mon équipe en est parfois contrariée, car j’interviens beaucoup. Et puis je passe ma vie sur les chantiers: avant-hier, j’étais à New York, où nous construisons le Mind Brain Behaviour Institute sur le campus de Columbia ; hier, à Paris, pour le palais de justice; demain, ce sera Milan… Là encore, c’est la meilleure façon, selon moi, de réduire le plus possible l’écart entre mes rêves et la réalité.
En plus du Centro Botìn, Renzo Piano, vous avez, il y a peu, inauguré un espace d’exposition sur le domaine du Château La Coste, en Provence, et le Lenfest Center for the Arts, à New York. Vous qui construisez tant pour l’art, y a-t-il des artistes qui inspirent votre travail ?
J’ai toujours quelque chose à voler aux plasticiens et aussi à bien d’autres créateurs. Le compositeur Pierre Boulez, avec qui j’étais ami, m’a énormément appris. Le chef d’orchestre Claudio Abbado aussi. J’ai également beaucoup d’affinités avec les hommes et les femmes de sciences. Avec Eric Kandel, Prix Nobel de médecine, nous ne sommes pas seulement proches parce que nous aimons nous retrouver au bistrot, mais aussi parce que nous partageons la même curiosité : il s’intéresse à la façon dont les synapses du cerveau se forment, il est un explorateur de l’infiniment petit. C’est vertigineux ! La création, comme la science, est une sorte d’iceberg : il y a la partie visible, mais surtout, dix fois plus massive, la partie invisible, faite de désirs, de passions, d’anxiétés. Sans cela, quelle que soit la discipline, rien ne va.