Vous parlez souvent de transparence. Est-ce l’une des composantes de votre style ?
Dans certains de mes bâtiments, c’est même l’élément clé, à l’image du siège du New York Times, l’une des premières tours édifiées à Manhattan après le 11 Septembre. Cette institution de la presse, porteuse d’une éthique forte, s’est construite sur l’idée d’un journalisme « transparent », ce que le bâtiment traduit bien. Toutefois, en parlant de style, vous touchez un point délicat. Je n’ai rien contre, mais, comme simple tampon qu’on apposerait sur un édifice, c’est une notion qui peut être dangereuse. Certes, mes constructions sont reconnaissables. Mais, davantage que de style, je parlerais d’un petit fil rouge qui s’attacherait, non seulement à la transparence, mais aussi à la légèreté, à la conversation avec l’espace. Pour chaque projet, bibliothèque, musée ou même hôpital, il y a chez moi l’envie de créer un lieu dans lequel les gens se sentent bien, partagent des valeurs communes et aient l’impression de prendre part à quelque aventure humaine. C’est comme cela, selon moi, qu’il faut construire. S’il n’y a pas ce petit désir, un peu fou, de changer le monde,ça ne sert à rien.
Le nouveau palais de justice de Paris est en cours de réalisation. Pour que les gens s’y sentent bien, comment procédez-vous ?
Il s’agit d’une petite « ville » qui, chaque jour, sera habitée par 10 000 habitants environ. Alors il faut de la luminosité et des lieux de promenade, à l’image des terrasses arborées que nous avons imaginées. Ce palais de justice, c’est un mélange de pragmatisme et de spiritualité. Il doit être solide, bien fait, fonctionnel ; il faut qu’il entre dans les coûts – ce qui n’est pas un détail ! – et qu’il soit économe en énergie – c’est le cas, il en consommera moitié moins que le palais de justice actuel. Voilà pour le côté pragmatique. Et puis il y a l’esprit des lieux : ce grand phare ne doit pas habiter la ville de manière arrogante. Même si l’on dit parfois de la justice qu’elle est « raide », je ne veux pas que son palais soit trop intimidant.
À Paris comme dans d’autres villes d’Europe, les très hauts immeubles déchaînent les passions et ne sont jamais érigés sans quelques polémiques…
Je ne suis pas là pour construire des tours à tout prix. Ni pour les défendre. Au contraire, elles sont trop fréquemment, selon moi, l’expression du pouvoir de l’argent et l’incarnation des égoïsmes. Trop fréquemment encore, elles se résument à de simples symboles phalliques censés témoigner de la puissance d’untel – voire d’une telle !
Les tours mériteraient donc leur nouvelle presse ?
Souvent. Leur grand problème, c’est le soleil : il surchauffe leurs immenses façades de verre miroitant qui renvoient ses rayons vers le voisinage. Alors, pour éviter cela, on construit régulièrement des bâtiments complètement noirs. Ils me font penser à ces gens tristes, hermétiques, effrayants, qui portent en permanence des lunettes de soleil. Ces gens dont on ne voit jamais le regard et dont on ne sait jamais, du coup, ce qu’ils pensent. De plus, à partir de six heures du soir, toutes ces tours se vident et leurs lumières s’éteignent. Finito ! Jamais elles ne dialoguent avec la ville. « Je suis la plus forte », c’est tout ce qu’elles nous disent.
De quelle façon The Shard, la plus haute tour d’Europe, que vous avez inaugurée à Londres en 2012, dialogue-t-elle avec la capitale anglaise ?
The Shard est née d’une discussion avec Ken Livingstone, un maire assez intéressant, qui m’a tout de suite confié: « Je ne veux pas de gros parking dans cette tour, je veux qu’on y accède en transports publics. » Résultat : les gens y arrivent par la gare de London Bridge, juste à côté, où transitent deux lignes de métro, vingt-deux lignes de bus et une bonne demi-douzaine de lignes de chemin de fer. Le parking, lui, se limite à quarante-trois places ! Dans une ville aussi dense que Londres, il n’est pas idiot de faire bon usage du sol et de construire de façon verticale. Même si je ne suis pas l’avocat des tours, je refuse néanmoins de les diaboliser. La maison individuelle, elle non plus, n’est pas la panacée.