Renzo Piano, vous êtes né à Gênes, vous y travaillez toujours une partie de l’année. En quoi cette ville a-t-elle nourrie votre vocation d’architecture ?
On est toujours marqué par la ville dans laquelle on a grandi: Gênes a fait naître en moi des désirs de construire et des désirs de fuir. Construire, car je viens d’une famille de bâtisseurs. Mon père, à la tête d’une petite entreprise, m’emmenait sur les chantiers, où, pendant des journées entières, assis sur un tas de sable, j’observais tout. Fuir, car je ne viens pas de Gênes même, mais de sa périphérie. « Genova la Superba », comme on l’appelle ici, était pour moi cette ville orgueilleuse, merveilleuse, attirante, qui me donnait envie de quitter la banlieue. Et puis c’est la cité maritime par excellence. C’est le voyage, la découverte, le monde entier qui vous attendent juste là. J’aurais pu devenir ingénieur, comme mon frère, mais j’ai choisi d’être architecte pour la simple raison qu’ici il n’y avait pas d’école d’architecture : apprendre ce métier, cela signifiait donc partir. Aujourd’hui, mon studio est implanté en partie à Gênes, oui, mais toujours encore un peu en périphérie: la ville s’arrête à quelques mètres d’ici.
Le mot « périphérie » n’a pas une connotation très positive : on lui associe souvent les grands ensembles un peu tristes ou les pavillons monotones. Comment entendez-vous cette notion ?
Il y a plein d’imbéciles qui n’ont pas compris que la périphérie était porteuse d’énergies, aussi bien positives que négatives. Elle est parfois ennuyeuse, parfois dangereuse, parfois en ébullition, mais il y a une constante: c’est là que s’expriment les désirs les plus forts. C’est vrai qu’en France les banlieues véhiculent une image difficile. On les qualifie toujours de lointaines, de tristes, de désolées. Mais ce n’est pas vrai !
En quoi vous intéressent-elles ?
Elles sont parfois très belles car elles disposent de plus de lumière, d’espace, de ciel que les centres-villes. De ce fait, je suis heureux de construire la nouvelle école normale supérieure à Saclay, au sud de Paris. Même la porte de Clichy, où nous édifions le nouveau palais de justice de la capitale, a les qualités de la périphérie. Ensuite, il ne faut pas oublier que près de 90 % des citadins de la planète habitent dans le pourtour des villes ; alors le grand défi, dans le futur, sera d’aller féconder ces zones, de les irriguer de transports publics, d’y apporter de la culture, des services, histoire d’en faire autre chose que des cités-dortoirs. D’ailleurs, en tant que « sénateur à vie » – un titre qu’on donne en Italie à ceux qui réussissent bien leur carrière –, j’ai choisi de m’occuper, à Milan, des questions de la banlieue. Car, bien sûr, il y a des problèmes, mais n’y en a-t-il pas aussi dans les centres-villes ?
Dans Gênes, on est frappé par ces réseaux d’escaliers, de passerelles et de pont qui rappellent certains de vos bâtiments, comme le Centre Pompidou, à PAris, ou le Whitney Museum, à New York. L’architecture génoise vous influencerait-elle ?
Bien sûr, il y a de cela. Mais je suis aussi sensible, et peut-être plus encore, à l’esthétique portuaire : ces conteneurs soulevés par les grues, ces chassés-croisés de tankers… Rien ne semble toucher terre. Tout flotte. Un port, c’est comme une ville mobile où tout changerait en permanence.
Dans les années 90, vous avez d’ailleurs reconnecté le vieux port de Gênes, à l’abandon, avec la cité…
C’est exact. J’y ai notamment construit le grand aquarium, qui, lui aussi, comme un navire entre deux eaux, a l’air de flotter. J’aime bien, du reste, que la langue française utilise le même mot, « bâtiment », pour désigner à la fois un édifice et un gros bateau.
Est-ce pour toutes ces raisons, que vous avez tant construit à proximité de la mer ?
Et parfois même sur la mer, comme l’aéroport d’Osaka, que nous avons bâti sur une île artificielle ! Il est vrai que, si je dois choisir entre deux projets, je privilégie toujours celui qui sera près de l’eau, et salée si possible. Elle donne de la beauté aux choses. Et même si je n’ai rien contre l’Atlantique ou la Manche, c’est l’eau de la Méditerranée que je préfère : avec ses goûts, ses voix, ses sons, ses vibrations spéciales, elle est un concentré de culture. Ce n’est pas un hasard si certains artistes comme Paul Klee, dont j’ai construit le musée à Berne, ont découvert le sentiment de joie devant la Grande Bleue.
Le Centro Botìn, que vous venez d’inaugurer à Santander, se dresse au bord d’une lagune de la côte Atlantique espagnole. Comment avez-vous conçu sa silhouette ?
Quand il est venu me voir, Emilio Botín (ancien président, mort en 2014, du groupe bancaire Santander, NDLR) avait une idée claire. Il imaginait une double vocation pour son centre, qui serait à la fois un espace d’art et un lieu d’enseignement. J’ai donc divisé l’édifice en deux secteurs distincts. Ensuite, j’ai pensé le bâtiment comme un bateau en cale sèche mais qui jouerait avec la lagune adjacente : la lumière touche l’eau, rebondit sur les façades… Enfin, juste à côté, il y a les jardins de Pereda : les gens qui s’y promènent ne doivent pas perdre de vue la lagune, c’est pourquoi j’ai conçu ce système de pilotis.