Certains architectes estiment avoir une longueur d’avance sur les designers pour créer des objets, les suivez-vous ?
Oki Sato : Les uns et les autres empruntent des chemins différents depuis et vers l’objet car leurs perspectives s’opposent. J’ai toujours senti cette distinction. Quand il s’agit de dessiner une tasse, l’architecte appréhende l’espace alentour à l’échelle, s’il le faut, de toute la ville de Paris, puis de celle du Bon Marché Rive Gauche, avant d’entrer dans les différentes pièces du bâtiment pour finalement s’arrêter au mobilier de celle dans laquelle nous nous trouvons, à la table devant nous et, enfin, aux objets posés dessus. Quand j’ai commencé à travailler avec des éditeurs italiens, on ne regardait plus les choses de si haut. C’était presque l’inverse. On partait de la tasse en se demandant ce qu’elle pouvait dégager par rapport à la table. De là, les proportions de l’objet commençaient à changer.
Comment êtes-vous passé au design après avoir étudié l’architecture ?
En travaillant avec des éditeurs européens. J’oscillais d’une certaine manière entre les deux disciplines et ces allers-retours m’ouvraient des perspectives. C’est comme cela que je ressens les choses quand je fais du design. Il s’agit d’apprécier la vie, pas simplement d’accumuler du luxe. Les idées naissent de petits riens. Et les plus petites idées peuvent faire toute la différence, les plus anodins des éléments sont cruciaux: partir de peu, l’étendre et se focaliser ensuite sur les détails. Je suis un peu un obsédé du contrôle. C’est mon côté architecte. La structure du projet une fois définie, nous testons tout sur le moindre centimètre. La couleur de la lumière est, par exemple, capitale. Elle affecte jusqu’à la silhouette d’un objet, car une lumière doit projeter une ombre parfaite. Sera-t-elle nette ou floue ? Nous expérimentons tout au studio. Et quand nous arrivons, deux ou trois semaines en amont, sur le site où doit être exposée notre création ou notre installation, nous revérifions tout. Je peux encore modifier des choses. C’est sûrement un cauchemar pour mon équipe… L’inauguration n’est pas un moment de fête, mais plutôt celui de se poser la question de ce qui aurait pu être amélioré.
Dans les vitrines du Bon Marché Rive Gauche, entre Chanel et Celine, l’éloge d’un certain vide, ça aussi, c’est un peu japonais, non ?
(Rires.) La différence majeure entre les installations pensées pour de grands musées ou des galeries et celles conçues pour des espaces comme ceux du Bon Marché Rive Gauche, c’est que, dans les lieux d’art, les visiteurs attendent un point de vue de la part de Nendo, qu’ils connaissent déjà, tandis que dans un magasin, personne ne nous attend ni ne nous connaît. Il y a du bruit, des enfants qui courent. Si nous « crions » dans cet espace, cela ne marchera pas ; ce n’est pas ce que les clients, à juste titre, espèrent d’un magasin. Le murmure est donc la meilleure des réponses. Il faut plutôt enlever qu’ajouter. Nous essayons simplement de raconter une histoire. Et nous retenons plus l’attention ainsi. Les gens se demandent tranquillement ce qu’il se passe. Ce n’est que de cette façon qu’on peut établir une connexion avec eux.
En fait, vous êtes plus proche d’un horloger que d’un poète…
J’essaie de donner l’apparence de la simplicité à des choses compliquées. C’est une technique. Éliminer ce qui est en trop, me disiez-vous ? Je pense que c’est effectivement central dans le design japonais. Beaucoup de Japonais estiment que les designers occidentaux ajoutent des éléments là où leurs confrères nippons les enlèvent. Mais le verbe « condenser » convient mieux à cette compression des fonctions et des émotions. Quand un designer japonais voit trois choses, il trouve que c’est déjà beaucoup. Et quand un designer occidental voit une chose, il imagine qu’on en a supprimé plein d’autres. Je crois que trois choses tiennent en une seule. Selon moi, c’est ça la magie de la simplicité. Et c’est ainsi que je conçois le design japonais.
Charlotte Perriand a conseillé l’industrie japonaise, qui l’avait invitée dès 1940. Que pensez-vous apporter à l’industrie occidentale, qui vous encense ?
Je crois que beaucoup de gens attendent de moi non pas un registre de formes typiquement Nendo, mais des solutions insolites, une façon différente de concevoir les choses. Partant de rien, la tête vide, quand je visite une usine ou un atelier en Europe, je m’inspire parfois d’éléments auxquels cette société ne prête pas attention. Ce peut être un prototype abandonné par exemple. Je regarde d’ailleurs plus dans les poubelles que dans le catalogue de produits ! J’observe aussi les outils de fabrication. C’est très nourrissant. Certains designers sont comme des chefs, avec de grandes cuisines et les ingrédients les meilleurs. Moi, j’ouvre plutôt le réfrigérateur pour accommoder les restes avec des produits frais. Cela donne un certain caractère au résultat final. Si tout est très frais, on peut le reproduire partout de la même façon, ce qui signifie un manque d’originalité. Moi, je fouille dans les coins. Je ne cours pas 400 projets en même temps, chacun est différent, comme chaque client. Et il n’y a aucune place pour un caractère spécifiquement japonais dans cette relation.