Quel peut être le rôle d’un designer dans ce processus ?
Philippe Starck : Un designer a très peu de moyens. Il ne peut pas créer la vie, juste essayer de moins la détruire. C’est déjà pas mal. Nul n’est obligé de trouver LA solution, mais tout le monde se doit de participer avec ses moyens. Le designer a quelques petits moyens de faible portée, qui lui permettent de contribuer à moins abîmer : faire des objets plus légers, qui consomment moins d’énergie, privilégient les matières non toxiques. Nous savons cela par cœur désormais, mais il y a en plus le côté social, politique : que ces produits soient abordables pour tout le monde, qu’ils ne prônent pas une idéologie néfaste et inhumaine. Et puis il y a la longévité qui est la meilleure forme d’écologie : faire en sorte que les produits durent, « esthétiquement » – même si je n’aime pas ce mot. Nous ne sommes pas près de nous ennuyer.
« Nous n’arriverons pas à sauver la Terre si on ne sauve pas les gens »
Ne trouvez-vous pas que l’intelligence est une valeur en déclin dans nos sociétés ?
Les scientifiques qui mesurent l’intelligence de longue date, on déclaré il y a deux ans que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’intelligence décroissait. Je ne vous cache pas que j’ai failli pleurer lorsque j’ai entendu cela parce que pour moi, l’humain n’est qu’intelligence. Si on perd notre raison d’être, c’est la fin. Malgré tout, je reste positif. Tout le monde parle d’écologie, et moi le premier – et depuis fort longtemps si je puis me permettre – mais il ne faut pas oublier l’homme. Parce que nous n’arriverons pas à sauver la Terre si on ne sauve pas les gens. Certains sont tellement malheureux, n’ont tellement plus rien, que l’écologie n’est pas un problème pour eux. Que la Terre aille mal, ils ne le verront pas puisqu’ils n’ont plus rien. Nous faisons une erreur en ne mettant pas en parallèle le travail sur l’homme et celui sur la Terre. Si on ne traite pas l’homme en même temps, il se vengera sur la planète. Inconsciemment ou pas. On ne peut pas demander à un homme malheureux de ramasser son mégot ou son papier gras, parce qu’il s’en fiche. Et on ne peut pas lui en vouloir. (silence)
Avez-vous ce genre de conversation avec vos collaborateurs ? Les éditeurs avec qui vous travaillez ?
J’ai beaucoup parlé, il y a plus de trente ans, du devenir des objets, qu’il faudrait louer plutôt qu’acheter. De cette façon, le producteur sera obligé de créer de la longévité, car l’objet lui appartiendra, il sera obligé de le reprendre. J’ai beaucoup travaillé sur ce sujet mais cela demande des changements structurels en termes économiques, industriels, qui ne sont pas à ma portée.
Pour Starck, « l’avenir est aux matières de synthèse »
Mais vous avez une oreille…
Philippe Starck : Oui, bien sûr car je ne travaille en général qu’avec des gens intelligents, qui comprennent bien qu’il y a le feu. Un des sujets permanents de chaque réunion avec mes éditeurs, c’est le plastique. Où en sommes-nous avec les éco-plastiques ? C’est une question que je pose deux fois par mois. J’ai un collaborateur affecté spécifiquement à cette veille sur les matières non fossiles et non vivantes car les gens qui aujourd’hui rejettent les plastiques au profit du cuir ou du bois, c’est ridicule, c’est honteux. L’avenir est aux matières de synthèse, c’est évident. Et en plus, philosophiquement, c’est beau puisque c’est nous qui les aurons inventées. Ça avance, mais ce n’est pas encore au point. Dans moins de deux ans, je pense que tous les produits plastiques seront des éco-plastiques.
En attendant, je travaille beaucoup les contreplaqués techniques, extrêmement fins, que l’on travaille de façon structurante par des moulages. C’est très intéressant car nous arrivons à des résultats légers, aussi solides que du plastique avec très peu de bois et non du massif. Il y a eu la collection « SMARTWood » chez Kartell, en bois tridimensionnel mais qui est encore un peu chère car le procédé est coûteux. Hier, j’ai travaillé sur une autre collection en bois bidimensionnel, moins onéreuse et avec des résultats stupéfiants. Mais n’oublions pas que le seul vrai acte écologique c’est de se demander si nous avons vraiment besoin d’un nouveau produit. Et d’avoir le courage de répondre « non » si ce n’est pas le cas.