Une Silicon Valley asiatique ?
Autant Hanoi, la capitale, s’affiche comme l’intello, la sérieuse, autant Saigon assume sa frivolité avec panache. Les deux villes les plus importantes du pays entretiennent d’ailleurs une vraie rivalité. Pas de plus grand plaisir pour un Saigonnais que de se moquer de la tristesse des « gens du Nord », qui ne se privent pas de leur côté de mépriser la superficialité des cousins du Sud. Saigon, qui vit des services et du commerce, rêve de devenir une Silicon Valley asiatique tandis qu’Hanoi attire les intellos et le cinéma. Sur l’immense esplanade faisant face à l’ancien hôtel de ville, ils sont chaque soir des milliers à se rassembler. Les jeunes, avec leurs groupes de filles à cheveux longs et shorts courts, entament des parades de séduction ; les vieux jouant aux cartes, imperturbables.
Autour de la cathédrale de brique rose, le tout-Saigon vient faire son shopping dans les galeries commerçantes où les marques internationales poussent comme des champignons. Devant tous les terrains encore en friche, des panneaux annoncent l’imminente naissance d’une résidence de luxe, d’une salle de congrès ou d’une université. L’îlot colonial est désormais cerné de gratte-ciel rutilants. Partout, des grues et des trous: on creuse le métro, qui devrait être inauguré vers 2020 et a entraîné la cité dans un très lourd endettement. « La ville est construite sur une mangrove, explique Fanny Quertamp, chercheuse et géographe installée au Vietnam depuis 1996. La pression immobilière y est énorme et le métro, qui sera en partie enterré, y fait polémique. »
Missionnée pour réaliser un inventaire du patrimoine, la chercheuse a fait partie de ceux qui ont poussé la ville à lancer, en 2013, un programme de conservation. Mais « quel est le poids d’une bicoque face à un investisseur ? » fait- elle remarquer. Pourtant, peu à peu, les Saigonnais qui partent chaque matin travailler vers les véritables cités industrielles qui cernent la métropole, Samsung en tête, prennent conscience de leur patrimoine. Ces rues charmantes bordées d’échoppes où l’on marche à l’ombre des arbres ont désormais une chance d’être sauvées. Les urbanistes et les architectes commencent, eux aussi, à réfléchir à la manière d’aborder ce dé contemporain, entre préservation et réécritures, entre héritage et émergences. Ceux qui se rappellent le très poétique pavillon de Vo Trong Nghia à l’Exposition universelle de Milan iront voir les constructions de cet architecte qui milite pour reconnecter les habitants avec la couleur verte. C’est notamment le cas de ses Houses for Trees, des prototypes de maisons conçus comme des cubes de béton dont le toit, tel un pot de fleurs, permet d’y planter des arbres.
Les quartiers préférés de Fanny Quertamp sont ceux qui bordent la rivière. Les « expats » ne s’y sont pas trompés en investissant celui de Thao Dien, ex-fief des Français et haut lieu de la tendance, aux jolies maisons coloniales et repaire de tous les coffee-shops, concept-stores et autres coiffeurs branchés de la ville. Ainsi pensiez-vous atterrir dans un décor à la Marguerite Duras, avec cyclo-pousse et chapeaux chinois, que vous voilà plongé dans un entre-deux bouillonnant. D’un côté, mégapole pressée de réussir, de l’autre, un tout petit monde où chacun se connaît et où, derrière une modernité effrénée, subsiste la douceur de vivre, un charme indéfinissable. Une leçon de dolce vita sur le mode sucré-salé, à l’image de la délicate cuisine vietnamienne.