À chaque fois que l’on entre dans cette galerie parisienne du 70, rue de Grenelle, juste en face du musée Maillol, sertie dans un ancien bougnat ayant appartenu à Dina Vierny, muse de l’artiste, force est de constater qu’il existe bien un esprit Tourrette. Des designers Francesco Balzano et Agnès Bitton en passant par les photographes Marie-Pierre Morel et Julien Drach, sans oublier les plasticiens Jean d’Eugène, Nicolas Lefebvre ou encore la peintre Heather Chontos, la galeriste Carole Korngold ne présente que des artistes singuliers. L’exposition « Thomas Junghans, un journal de novembre » ne fait pas exception.
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Chez Tourrette, la maîtresse de maison est peu raisonnable
Dans un espace aux dimensions raisonnables, la maîtresse des lieux l’est moins. Tout l’espace est à chaque fois redéfini en fonction de l’artiste exposé. La disposition change parfois d’un jour à l’autre. Il n’y a jamais accumulation de pièces. Les œuvres ponctuent l’espace, le chargent un peu comme la plus simple chaise le fait, même vide, dans le décor d’une pièce de théâtre. Les créations, une sculpture, une photographie ou encore une lampe renouvelle ainsi à chaque fois la perception de l’endroit.
Carole Korngold, avec un art consommé du raccourci évocateur, fait découvrir l’artiste allemand Thomas Junghans (1956), installé à Maastricht aux Pays-Bas ou il a étudié avant de s’y établir. L’homme a de très bonne heure jeté son dévolu sur la peinture et le dessin avant de se tourner vers la sculpture en plusieurs dimensions, échelles et couleurs, en bois mais aussi en pierre ou en bronze. Thomas Junghans est aussi sédimenté non pas de ses seules origines géographiques mais aussi de l’époque de sa première jeunesse. Il se souvient ainsi de l’influence qu’a pu avoir sur lui le majeur artiste allemand Josef Beuys (1921-1986) rencontré lors de ses échanges avec les étudiants.
Il y a une vingtaine d’années, en novembre, Thomas Junghans s’est mis à façonner chaque jour une petite sculpture en bois peint. À la fin du mois, sa trentaine de créations composait une œuvre unique, exposée aujourd’hui comme telle chez Tourrette, comme à l’origine, dans une grande bibliothèque de bois peinte en noir. Chaque pièce est faite d’assemblages d’éléments aux formes rectilignes qui finalement composent des formes et des volumes abstraits. La galeriste souligne, comme un équilibre plus que comme un contraste, le calme apparent des œuvres en dépit de leur réelle expressivité. Pour preuve, sur certaines, l’esquisse d’un portrait peint sur la surface irrégulière du bois.
Thomas Junghans déclenche des réminiscences
Ces sculptures déclenchent facilement dans l’esprit de qui les regarde, des réminiscences de différents registres de créations. Les visiteurs pensent ainsi aussi bien aux portraits égyptiens du Fayoum qui émeuvent toujours dans les grands musées du monde qu’aux assemblages graphiques des tenants du modernisme du début du XXème siècle. L’œil fait facilement son choix et repère les sculptures qu’ils préfèrent. Ce qui surprend, c’est que leur appréhension visuelle change avec le temps de contemplation et la lumière. Quand Carole Korngold sort une pièce de son étagère où chacune semble posée dans un cadre, toutes offrent des profils différents, comme des acteurs changeant d’angle devant l’œil de la caméra.
La gageure eut été d’offrir au désir des collectionneurs la perspective d’acquérir l’œuvre totale. Folie ? Non. Nombre d’entre eux ont des étagères constellées de statuettes et d’objets du monde entier. La question se pose aux collectionneurs non pas d’entrer dans cette histoire, mais de quelle façon le faire ? La pièce fut exposée un temps en version unique et non sécable, ce qui est désormais révolu. Les acquéreurs qui s’étaient déjà déclarés continuent de choisir la pièce qui les touche le plus. Ce qui émeut, on le ressent à la vue de la surface de la matière, c’est cette trace du travail de la main, de l’âme et – qui sait ? – du cœur. Dans cette exposition, rien ne suggère la précipitation du temps qui file mais plutôt ce qu’on peut mettre à profit des minutes qui s’égrènent lentement.
Une fois de plus, Carole Korngold se fait sésame des mondes enfouis, que les artistes qu’elle aime distillent plus qu’ils ne « partagent » comme le réclame notre ère digitale.
> Galerie Tourrette, 70, rue de Grenelle, 75007 Paris. Jusqu’au 25 avril, sur rendez-vous. Plus d’informations ici
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