Qu’est-ce qu’un musée des arts décoratifs ? La question se reflète dans l’exposition autour de la photographie organisée par l’institution basée à Paris. Sorties de l’ombre pour la première fois, ses collections ne racontent pas seulement des « histoires de photographies ». Elles cadrent la genèse de croisements sensibles et méconnus entre disciplines créatives. En 1864, dans un vaste hôtel de la place Royale, l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie est créée. Son but, selon ses statuts historiques : « entretenir en France la culture des arts qui poursuivent la réalisation du beau dans l’utile ».
Sa localisation choit « les nombreux et intelligents ouvriers du Marais », mais pas seulement. Les industriels, artistes, artisans, intellectuels et collectionneurs souscrivent immédiatement au projet. « L’époque est à la concurrence, dans le contexte des expositions universelles », contextualise Sébastien Quéquet, attaché de conservation des collections photographiques et commissaire de l’exposition. « Destinés à faciliter l’étude et le progrès, un musée et une bibliothèque multiplient cours et conférences : pour commencer, j’ai tenu à camper ce décor qui rayonnait dans le quartier des manufactures. »
Un art de la transmission
D’emblée, la photographie y est envisagée avec une vocation pédagogique et légitime d’acquérir des clichés. Le parcours s’amorce chronologiquement, dans le pas des premières associations et institutions dédiées. Il y a tout d’abord la Société française de photographie (1854), puis la Chambre syndicale de la photographie à partir de 1862. En 1883, c’est un laboratoire maison qui contribue à la production de cet « art appliqué à l’enseignement et à la vulgarisation ». Il incite aussi les photographes à rejoindre ses rangs. Former le regard, éduquer par l’image : trois premières salles retracent cette « quête du modèle ».
« Des tirages étaient collés sur des grands albums, que l’on venait observer et même calquer. Parfois visibles sur les photographies, ces traces d’usage sont uniques et contribuent à l’originalité de cette collection », déclare Sébastien Quéquet. D’une figure d’art antique à une nature morte, des tirages sur papier salé, albuminé ou encore au charbon côtoient des cyanotypes. Les modèles sont signés par des auteurs illustres, tels Charles Aubry et Eugène Atget. Il y a aussi le décorateur Henri Bodin, qui mérite d’être découvert. En témoignent ici la reproduction d’une tenture florale, ou encore un lé de velours d’ameublement.
Les mots de Sébastien Quéquet
« Témoignage inestimable d’une anthropologie du travail, ce patrimoine photographique est resté en dormance jusqu’à ce qu’on prenne conscience de sa valeur artistique. D’où cette exposition inscrite dans une programmation destiné à mettre en avant des pans entiers de nos collections. Grâce à cette initiative d’Olivier Gabet, directeur du musée depuis huit ans, le dessin est lui-aussi sorti de nos réserves en 2020. Preuve que cette politique de valorisation a un avenir durable, nous avons investi dans des cadres équipés de verre antireflets, tout en recyclant la scénographie précédente. »
L’autre et l’ailleurs
Quel bonheur pour le public, tant ces fonds regorgent de trésors ! Toujours dans la seconde moitié du XIXe siècle, par un phénomène de dons de la part d’industriels et de collectionneurs, la mondialisation nourrit les arts décoratifs en faisant voyager. À la faveur des photographies sur bobine qui font leur apparition, Paul Nadar sillonne ainsi le Turkménistan. Muni d’un appareil Zeiss avec des plaques de verre, Hugues Krafft immortalise également le monde en instantané, particulièrement le Japon. De ses explorations mexicaines, Désiré Charnay rapporte quant à lui un panorama des sites précolombiens et de leurs arts premiers. En parallèle, des studios s’implantent, comme en Turquie. Colonial, touristique, ethnographique ou personnel, ces prismes élargissent les horizons de l’inspiration.
Sauvegarder le patrimoine Français
La photographie est aussi l’une des ressources les plus convoquées à l’heure où s’organise la protection des monuments. « Quand le musée arrive dans l’enceinte du palais du Louvre en 1904-1905, la fréquentation des architectes est multipliée par trois. Notre fonds est riches dans ce domaine », poursuit Sébastien Quéquet. Au gré de ses variations artistiques, Henri Le Secq attire ainsi l’œil sur Notre-Dame de Strasbourg.
Cette salle intitulée « Ruines et fondations » revient aussi sur l’oeuvre de Louis-Emile Durandelle. Il se présentait comme le « Photographe du nouvel opéra et des élèves de l’École des beaux-art ». Celui qui a documenté la restauration du Mont Saint-Michel savait rendre l’échelle, valoriser des détails, maitriser la distorsion. Avec sa grande nef qui se prête à des expositions, le musée participe à cet état des lieux patrimonial. « En 1915, l’une d’elle a été dédiée à la cathédrale de Reims et a notamment attiré Le Corbusier. L’année suivante, ce sont les dommages de la Première Guerre mondiale qui ont légitimé la première exposition d’envergure – dédiée à la photographie – par un musée d’art en France. »
Des pépites qui éclatent au grand jour
Le visiteur est ensuite entraîné dans les années 1920-1930, sous le thème « éditer et documenter la modernité ». Avec l’essor des livres, l’image sort de la bibliothèque et entre dans la vie quotidienne. En atteste le fonds Art et Décoration des éditions Albert Lévy (reprises ensuite par Massin), qui donne à voir les coulisses de la création. « Négatif retravaillé, détourage de l’image : luxueux et coûteux, les portfolios sont très à la mode » poursuit le commissaire. On compte ainsi pas moins de 400 tirages originaux et négatifs d’époque. Abordée par la commande publicitaire ou éditoriale, cette période de l’entre-deux-guerres réserve d’autres surprises. Par exmple, le fonds « Connaissance des Arts » donné en 1976.
Cette décennie et la suivante signent la reconnaissance de la photographie. Pendant que les festivals dédiés à cet art se multiplient d’Arles à Bièvres, le Musée des Arts Décoratifs s’ouvre sur la société et l’actualité. Pour la première fois en France, Robert Delpire y avait exposé le travail d’Henri-Cartier Bresson dès 1955. C’est dans ses collections que la photographie humaniste prend ensuite place. On retrouve Jacques-Henri Lartigue, Lucien Clergue, Robert Doisneau ou encore Willy Ronis. « La prise de conscicence de la richesse de ce patrimoine photographique a été tardive », s’exclame Sébastien Quéquet, alors que certaines archives ont été découvertes il y a peu.
Un final en beauté
Sa démonstration se confirme dans la dernière partie « Photographier la mode ». Ici on découvre des tirages de travail ou encore des photographies de presse. Ils ont notamment été diffusés par les maisons de couture de Paul Poiret ou Madeleine Vionnet. Ces visuels ourlent ainsi l’imaginaire de stylistes, costumiers, historiens de mode et étudiants. « Elles servaient aussi à déposer des modèles et protéger la création », ajoute l’expert. Des dons récents s’ajoutent à cette garde-robe éternelle, dont deux photographies de Valérie Belin… Une tendance à suivre.
Histoires de photographies. Collections du Musée des Arts Décoratifs.
Jusqu’au 12 décembre 2021.
www.madparis.fr