Les intimes du maharadjah d’Indore et de son épouse Sanyogita les appelaient simplement « Bala et San ». Leur glamour désinvolte fut si bien photographié et peint qu’on oublie qu’au faîte de leur splendeur, ils étaient de très jeunes gens. Le chic épuré du Manik Bagh – « le jardin des rubis », leur palais privé construit de 1931 à 1933 – les ferait presque passer pour un vieux couple de collectionneurs ! À peine la scintillante poussière de verre mêlée à la peinture des murs était-elle sèche que le projet s’exposait en photos comme une œuvre d’art totale.
Ce premier palais moderniste de l’Inde étonne par sa taille, mais surtout par ses vitres teintées, son téléphone interne et sa climatisation, le tout « made in Germany ». Un projet qui fut, à la fin des Années folles, un jackpot de 4 millions de Reichsmarks pour un tout jeune architecte berlinois, Eckart Muthesius (1904-1989), fils d’un homme de l’art très apprécié en Allemagne et filleul d’un autre grand architecte, le Britannique Charles Rennie Mackintosh.Charles Rennie Mackintosh. Pas de surcharges d’or, ici : c’est un palais à vivre. Les couleurs des murs y ont été choisies neutres, comme pour tempérer les couleurs chatoyantes des vêtements indiens.
Grâce à 500 pièces de design et d’art réunies pour la première fois, l’exposition fait aussi défiler les icônes. La liste des commandes réunit le gotha de la création française : de Charlotte Alix et Louis Sognot (lit en verre jade de la maharani) à Eileen Gray (chaise Transat) en passant par Le Corbusier, Jeanneret et Perriand pour leur chaise longue B108 garnie de peau de panthère… Il est vrai que les altesses de l’époque se meublaient rarement en modèles de série. Muthesius a dessiné lui aussi, afin que tout ce que Bala et San pouvaient utiliser au quotidien fût unique. Dans les années 80, Sotheby’s Monaco a dispersé la majeure partie de ces créations.
« Un grand succès » pour une œuvre totale
Yeshwant Rao Holkar Bahadur II (1908-1961) devient maharaja très jeune, en raison de l’abdication, liée à un scandale, de son père. À 18 ans, il est déjà marié depuis quatre ans avec Sanyogita (1913-1937) qui, comme son mari, étudie un temps en Angleterre. À Oxford, son précepteur lui présente son gendre, un étudiant à peine plus vieux que lui : Eckart Muthesius (1904-1989). Bala sympathise avec lui. Au point de lui confier illico la réalisation de sa future demeure. Il voyage souvent, vient à Paris avec Muthesius, et rencontre, aidé par le marchand d’art Henri-Pierre Roché (plus tard auteur de Jules et Jim), la fine fleur de l’art moderne : Man Ray, Brancusi… Bernard Boutet de Monvel réalise de beaux portraits du couple princier. Man Ray les photographie et leur livre trois jeux d’échecs en argent qu’il a conçus. Roché suit les commandes. « Au total, c’est un grand succès, pour Eckart et pour moi, pour Berlin et pour Paris. Et aussi pour Bala et San qui ont su choisir », écrit-il.
L’exposition projette plusieurs films d’Eckart Muthesius qui réflètent la vie de Bala et San, entre intimité et représentation. Dans la galerie côté Tuileries, le visiteur découvre différentes pièces du Manik Bagh : le cabinet de travail, la chambre de la maharani, la bibliothèque. L’exposition s’arrête également sur les coulisses du chantier, par le biais de témoignages concernant la construction.
Pas d’Inde royale sans joyaux, et les siens sont signés Van Cleef, Harry Winston, Chaumet et Mauboussin. L’univers de Bala et San est vraiment complet. Est-ce une vision trop occidentale que de leur prêter un si fort désir d’œuvre totale ? Parce qu’après tout, pour un maharaja, choisir ce qu’il y a de mieux dans tous les domaines allait de soi. Et comme le fait de gouverner symboliquement et sous différentes tutelles rendit la vie du couple plus compliquée que leur aisance ne le laissait deviner, il se peut que collectionner divertissait ce jeune ménage qui, piochant dans le meilleur des arts décoratifs entre Paris et Berlin, ne faisait peut-être que s’équiper, comme les Indiens d’aujourd’hui, entre tradition et modernité.
> « Moderne Maharajah, un mécène des années 30 ». Au musée des Arts décoratifs de Paris, jusqu’au 12 janvier 2020.