La designeuse anglaise Faye Toogood imagine des pièces de mobilier à la fois minimalistes et sculpturales, mais aussi des vêtements inspirés de l’univers du travail. De nombreuses marques de déco ou de mode l’ont aussi sollicitée. En architecture intérieure, ses espaces oscillent entre mise en scène théâtrale et touches ludiques à la palette réconfortante et aux formes courbes. Rencontre avec celle qui vient d’être sacrée designeuse de l’année 2025 par Maison&Objet.
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Faye Toogood comme rond lui semble
IDEAT : Que représente le prix du Designer de l’année Maison&Objet pour vous ?
Faye Toogood : Je suis à la fois surprise et honorée. Je visite Maison&Objet depuis le début de ma carrière… Je n’aurais jamais imaginé recevoir ce prix un jour. Il offre la possibilité de raconter son histoire à ceux qui ne vous connaissent pas, ou de faire découvrir un autre aspect de votre travail. Pendant longtemps, je préférais les tons neutres, pour me concentrer sur la matérialité, la géométrie et les formes. Maintenant, j’ai plus envie de couleurs et de motifs, et je crois que je ne suis pas la seule.

IDEAT : À Maison&Objet, vous présentez Womanifesto!, une célébration de la créativité féminine et de l’émancipation sexuelle. Pourquoi ce sujet ?
Faye Toogood : Je me sens enfin à l’aise de dire que je suis une femme designer. Je veux explorer ce que cela implique dans le monde de la création aujourd’hui, et comment cela peut générer des discussions sur le futur féminin dans ce domaine. Le projet est lié au thème du salon, Sur/Reality, car le travail que je propose est un autoportrait de mon cerveau en tant qu’artiste.
IDEAT : Concrètement, qu’est-ce que vous allez montrer ?
Faye Toogood : L’installation emmène les visiteurs à travers quatre espaces intitulés Drawing (« dessin »), Material (« matière »), Sculpture et Landscape (« paysage »), qui sont les quatre piliers de mon processus créatif. Chacun d’entre eux est organisé à la façon d’un univers sensoriel indépendant, avec des pièces d’archives, telles Spade Chairs, mes travaux récents comme les assises Gummy, ou encore mes collaborations avec CC-tapis, Hem, Poltrona Frau et Vaarnii.

La partie Material contient un mur de têtes sculptées à la main – toutes fabriquées avec différents artisans qui explorent divers matériaux. Dans celle consacrée au paysage, nous avons installé des fleurs géantes en carton. Pour Drawing, nous présentons du papier peint produit avec Calico Wallpaper ainsi que du mobilier peint à la main. C’est assez rare de pouvoir montrer tous les aspects de son travail en même temps, dans une approche holistique.
IDEAT : D’où vous vient cet intérêt du mélange entre les disciplines ?
Faye Toogood : Le jour où je suis arrivée dans le bureau de Min Hogg (cofondatrice du magazine The World of Interiors, NDLR) pour devenir styliste dans ce magazine a peutêtre été l’un des plus marquants de ma carrière. J’avais une valise à la main qui contenait tout un tas d’objets amassés au fil des ans, des collages, des dessins…

Je sortais d’une école d’art et je n’avais jamais travaillé dans la presse. Min m’a reçue, et tout a changé. Sous son aile, j’ai appris à diriger ma créativité pour concevoir quelque chose de cohérent à partir de rien. Elle peignait beaucoup et pensait qu’il n’était pas nécessaire de disposer de matériaux de luxe, ni même chers, pour réaliser un bel objet.
IDEAT : Le fait de ne pas avoir suivi de formation en design a-t-il été un poids pour vous lancer dans ce milieu?
Faye Toogood : Non, cela a plutôt été libérateur! C’est une approche qui m’a d’ailleurs suivie tout au long de ma carrière. Je dis souvent que je ne suis correctement formée à rien, ce qui me permet de voir chaque projet comme un terrain de jeu.

Quand on n’a pas de règles ni de processus établi pour articuler un concept, on doit tout apprendre en autodidacte et on navigue à travers le monde avec un regard neuf. Cela veut aussi dire qu’il n’y a pas de barrières ni de limites sur ce que l’on peut ou ne peut pas faire. Parfois, cela fonctionne, parfois, pas du tout. Il faut simplement avoir le courage de tenter des choses.
IDEAT : Au Salon du meuble de Milan, en 2014, les formes arrondies de votre chaise Roly-Poly se démarquent des propositions angulaires en marbre ou en laiton, alors en vogue. C’était une volonté consciente d’être à contre-courant ?
Faye Toogood : À l’époque où je travaillais avec Min Hogg, il n’y avait pas de réseaux sociaux. Nous n’étions pas sans cesse en train de nous comparer avec la concurrence. La pression était aussi moins forte pour un débutant de devoir partager son travail avec le monde pour avoir le sentiment d’exister. Nous étions comme dans une bulle, et j’ai instinctivement conservé cette approche. Je me suis aperçue que la Roly-Poly était en décalage avec les formes de l’époque en arrivant à Milan.

Ce n’était pas une position volontaire d’aller contre les autres, ni de vouloir me démarquer en présentant quelque chose de différent. Je venais juste pour montrer un projet qui me ressemblait. J’avais déjà essayé de travailler avec de l’acier, de faire des objets avec des matériaux lourds et industriels, de jouer avec les soudures… mais je sortais de ma grossesse et j’étais attirée par un univers plus rond et plus féminin. La Roly-Poly a été dessinée en accord avec mon état d’esprit du moment.
IDEAT : Il y avait aussi peu de femmes dans le milieu. Cela a-t-il influencé votre manière de créer ?
Faye Toogood : Il y a peut-être eu un fond contestataire inconscient dans mon travail. Lorsque j’ai commencé à faire des meubles, voilà vingt ans, les femmes que je croisais étaient formées à l’architecture, moins au mobilier design.

Je n’avais pas le sentiment d’entrer dans une compétition visible, mais il n’y avait pas de modèle non plus. Mes contemporaines étaient parties dans les arts décoratifs et s’étaient tournées vers la céramique et le textile. J’ai d’ailleurs mis beaucoup de temps à accepter de travailler avec ces matériaux. J’ai d’abord cherché comment articuler mon propre langage.
IDEAT : Quel a été le déclic ?
Faye Toogood : Je me suis tournée vers le monde de l’art, en commençant par les artistes anglais de l’École de St Ives, en Cornouailles, comme le peintre Ben Nicholson. Je me souviens aussi avoir visité le studio de Barbara Hepworth quand j’avais 7 ans. Il y avait des photos d’elle en train de travailler avec d’immenses blocs de pierre, et on sentait un réel investissement physique. Ses œuvres demandaient un mélange de dextérité et de force manuelle que je trouvais impressionnant.

J’ai aussi découvert de nombreuses femmes intéressées par l’étude des formes, comme Louise Bourgeois, Phyllida Barlow ou encore Sheila Hicks. Au-delà de l’intérêt pour leurs propositions artistiques, j’étais fascinée par le fait qu’elles aient réussi à se frayer un chemin dans un monde qui semblait largement dominé par les hommes. Elles ont raconté leur histoire sans se soucier des règles établies, en tenant eur cap. Le fait qu’elles proviennent toutes d’autres disciplines artistiques que la mienne est probablement ce qui m’a amenée à brouiller les limites entre ces milieux. Je me suis dit: « Voilà des murs que je peux briser ».
Un passage par la mode
IDEAT : En 2013, vous lancez la ligne de vêtements Toogood. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous investir dans la mode ?
Faye Toogood : En Angleterre, Vivienne Westwood était montée sur le devant de la scène dans un monde d’hommes, sans s’excuser. J’aimais aussi l’idée que l’on puisse transformer son attitude, ou son image, en modifiant la couleur de ses cheveux ou la coupe d’un pantalon. J’ai grandi à une époque où les esthétiques d’Issey Miyake et de Yohji Yamamoto étaient omniprésentes.

J’aimais regarder leurs créations, mais je ne trouvais rien que je voulais porter… J’ai donc fini par créer mes propres vêtements ! Ma sœur Erica travaillait dans les motifs, et nous avons naturellement commencé notre collaboration. Il y avait aussi cette idée qu’avec des formes simples nous pouvions créer des sculptures pour le corps.
IDEAT : Quelle a été votre inspiration?
Faye Toogood : Je portais régulièrement les affaires de mon mari et, si cela paraît évident aujourd’hui, les vêtements mixtes ne couraient pas les rues à l’époque. Nous voulions proposer des choses qui aillent aussi bien aux femmes qu’aux hommes, avec des pièces adaptées à tous types d’âges et de corpulences.

Nous ne connaissions personne dans la mode pour nous guider. Il a donc fallu faire confiance à notre instinct, en créant pour nous et notre entourage. Aujourd’hui encore, je dessine et vends des vêtements mais je ne suis pas plus connectée à ce milieu qu’avant.
IDEAT : Vous avez travaillé avec des marques aux univers très variés, comme Carhartt, Porter Yoshida&Co, Hem et Maison Matisse. Comment choisissez-vous ces partenaires ?
Faye Toogood : Même si c’est important, ma créativité n’est pas uniquement liée à la manière dont les marques approchent l’artisanat ou la qualité des matériaux. La connexion humaine joue un rôle fondamental.

La première fois que j’ai rencontré les équipes de Birkenstock, c’était pour discuter du design d’une paire de chaussures. À la fin du rendez-vous, nous parlions de réaliser plusieurs modèles, une collection de prêtà-porter et même un lit !
IDEAT : Lors de notre dernière rencontre au Salon de Milan en 2022, vous souhaitiez refaire du mobilier, sans piste précise. C’est chose faite avec la série « Squash » pour Poltrona Frau, lancée l’an dernier. Quel a été le déclencheur de cette collaboration ?
Faye Toogood : Je crois qu’il faut parfois oser dire les choses à voix haute pour pousser un peu le destin. La maison Poltrona Frau m’a invitée à explorer ses archives, et nous avons travaillé sur le fauteuil Club, auquel j’ai pu mettre ma patte, notamment en lui apportant un côté folk anglais, qui passe à travers la palette de couleurs. La chaise va épouser les formes des gens qui l’utilisent. J’aime penser qu’elle sera encore plus belle dans vingt ans.

IDEAT : Les formes sont assez douces et organiques, avec une forte présence physique. Comment avez-vous travaillé pour créer cette collection ?
Faye Toogood : Je ne travaille presque jamais à partir de dessins, mais directement en trois dimensions. Je récupère des objets et des matériaux pour faire des modèles. Pour cette collection, j’ai étudié des objets recouverts de cuirs anglais cousus main datant des XVIIe et XVIIIe siècles, avant de façonner des mini-sculptures en argile.
Je ne voulais pas envoyer de dessins techniques. Je crois que ma force est là. Le monde n’a pas besoin de nouveaux objets. Alors si nous en créons, il faut que cela ait un sens et que l’on retrouve la trace de la main. En transférant nos sentiments, on donne une intention aux objets et, avec eux, une raison d’être à l’acte d’en inventer.
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