À quoi ressemble le design belge ?
La force des designers belges est de ne pas avoir à se situer par rapport à une tradition, tandis que leurs homologues français se positionnent encore en fonction de leur histoire des arts décoratifs, fantastique ceci dit. D’ailleurs, en Belgique, à l’école, j’ai davantage appris l’histoire de France que celle de la Belgique, plus courte. Mais comme le pays baigne dans plusieurs influences, nous avons le choix, voire l’habitude, de suivre les codes de n’importe laquelle. Cette liberté fait la richesse de la Belgique sur le plan créatif.
Liberté aussi de ne plus faire référence à la tradition, comme sur les stands de la Biennale Intérieur de Courtrai, où le très contemporain prédomine ?
Aujourd’hui, on n’a que le mot « réinventer » à la bouche. Mais pourquoi toujours se définir par rapport au passé ? Moi, en toute modestie, je préfère inventer. C’est ce qui m’amuse. Réinventer ne m’intéresse pas. Et m’inspirer de l’histoire du mobilier encore moins ! Je la connais suffisamment pour ne pas tomber dans des projets déjà réalisés.
Vous dites ça avec un sourire en coin…
Excusez-moi, mais on voit ça partout de nos jours. Dans les années 90, Starck a ouvert la voie avec son travail à partir d’éléments de la mémoire collective. C’était nouveau à ce moment-là et l’écho a été fantastique. Aujourd’hui, c’est devenu un système. Et chez certains éditeurs italiens, ce qui a déjà fait ses preuves prend parfois le pas sur le travail d’un designer contemporain. Personne ne lui demande plus d’inventer la roue (re-sourire en coin…)
Après votre grande rétrospective « Design stories » au Botanique de Bruxelles, que ressentez-vous ?
Nous avons exposé 82 pièces. C’était très bien mais nous avons monté la scénographie à toute allure. Trois mois dont deux d’été, vous imaginez ? En même temps, j’ai fait un livre. Mais j’aime ce genre de challenge. Cela ne me dérange pas de faire les choses vite si c’est pour les faire bien. Quand j’ai vu l’expo, je me suis dit : « Mon Dieu, je suis un grand malade. » Parce que je produis sans arrêt. Voir tout ce que j’ai créé depuis vingt-trois ans m’a fait réaliser que j’étais un boulimique de création. Tous ces projets n’ont pas eu le même succès, mais ils constituent en quelque
sorte ma thérapie. C’est ce à quoi je consacre ma vie, ce qui lui donne du sens. Je n’ai pas d’enfants. Je ne suis pas pressé, cela ne me manque pas. Cela fait partie des choses que je dois faire, mais je suis complètement passionné par mon boulot.
Lors de la manifestation Design September, on entendait parler de vous comme du représentant du design belge. Vous vivez ça comment ?
Cela me fait plaisir, mais je peux vous dire que je n’entends ça aujourd’hui que parce que j’ai fait cette rétrospective. Jusque-là, j’étais perçu comme un élément dérangeant et perturbateur dans le design belge. J’au raispourtant volontiers joué les têtes de gondole si on me l’avait demandé… Après l’expo, en Belgique, j’ai bénéficié d’un raz-de-marée médiatique. J’ai même développé une clientèle privée qui m’achète des éditions en série
limitée. Comme cela faisait longtemps qu’on parlait moins de moi, l’intérêt s’est accru.
Êtes-vous prophète dans votre pays à cause de vos nombreuses collaborations à l’étranger ?
J’ai longtemps négligé la Belgique, je le reconnais… J’ai d’abord cru énormément au modèle italien mais j’ai eu des déceptions. L’excellence des industries de la Brianza s’est beaucoup déplacée en Vénétie. Avant la crise, les producteurs de la Brianza avaient la grosse tête. Alors qu’à trois heures de route, vous aviez leurs homologues de Vénétie parfois plus avantageux d’un point de vue coût, jusqu’à moins 30 %…
Comment était le monde de votre enfance ?
L’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce métier de designer vient de là. Mes parents avaient fait construire une maison très moderne dans la banlieue de Bruxelles. Quelque chose dans l’esprit de Ludwig Mies van der Rohe. Cette maison, avec ses lignes planes et ses grandes baies vitrées, a été conçue, assez bien d’ailleurs, à peu près à ma naissance. Je suis né à Bruges parce que ma mère est venue accoucher dans l’hôpital où mon grand-père était médecin. Ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à porter un autre regard sur cette maison. Je l’ai redécouverte avec ses beaux détails. Mon œil avait évolué…
Quid de cette fixette à 19 ans pour la biologie micro-moléculaire ?
Cela m’a toujours captivé de comprendre le pourquoi des choses dans une vision globale de l’univers. Je dois dire que je suis un cas un peu à part. En Belgique, nous avons un système qui s’appelle le jury central. C’est-à-dire qu’à n’importe quel âge, on peut passer une série d’examens pour obtenir son baccalauréat. J’ai choisi cette voie parce qu’à 13 ans, j’ai décroché de l’école. J’avais envie de découvrir la vie. J’ai quand même gardé
un lien avec une école privée où j’allais de temps en temps. Et à 19 ans, pour l’examen du jury central, j’ai travaillé toutes les matières du bac. Autant j’avais fait les quatre cents coups avec mes potes, autant là, j’ai bûché pour réussir cet examen. C’était curieux de retrouver dans le cursus normal des personnes que j’avais connues au primaire. Après le bac, j’ai suivi quatre ans d’études d’architecture d’intérieur.
À l’Institut Saint Luc, vous étiez toujours en rébellion ?
Dans les publications qu’on donnait aux enfants des seventies, il subsistait l’écho du mouvement des années 60 qui préconisait de livrer les enfants à eux-mêmes pour qu’ils fassent leur chemin seul. La légère mélancolie du portrait enfant que vous voyez à la fin de mon livre traduit peut-être ce sentiment, dès le plus jeune âge, d’être seul face à la vie. Cette photo est un rien énigmatique. Il y a un peu de tristesse, pas de sourire…
Cette image de Vulcain domptant le métal, ça vous agace ?
À partir de 1992, dans mon atelier, j’ai effectivement beaucoup travaillé de mes mains. En 1995, j’ai créé une marque qui s’appelait XLUST, nom que j’ai vite changé parce que si vous le tapez sur Google, vous ne tombez que sur du porno ! (rires) Je produisais avec un soudeur du mobilier en séries plus ou moins limitées. Je travaillais avec un importateur belge de belles marques, qui stockait mes pièces. Ma petite marque a donc été distribuée en Belgique et au Luxembourg. J’ai fait ça pendant trois ans, avec notamment l’étagère Virgo, le miroir Vice Versa et la table Quatre Pattes.
Au fond, l’idée de déformation de la matière se retrouve dans tout ce que vous faites…
Aujourd’hui, j’en parle volontiers alors que j’ai longtemps cru que les formes parlaient d’elles-mêmes. Celles du Banc soulignent le procédé de déformation du métal que j’ai mis au point. Avec cette technique, j’atteins vraiment un absolu esthétique. On est en dehors de la vision cartésienne des choses. Je n’ai pas fait de dessin pour forcer la matière à me suivre. C’est le matériau qui a dicté la forme. J’avais bien sûr un croquis
mais juste pour visualiser cette pièce. En réalité, il n’y a rien de mieux que de laisser parler la matière. Alors que celui qui dessine va
forcer le trait et pondre quelque chose de grotesque par rapport à ce que peut faire la matière. Elle est plus naturelle, comme une équation équilibrée par la Nature.
Où se situent les limites de la matière ?
On pourrait fabriquer un Banc de six mètres dès demain mais les éditeurs n’en veulent pas. Il y a quelques années, ce banc a été pour moi un élément déclencheur, qu’il s’agisse de mobilier urbain, de séries limitées ou de modèles uniques. Le Banc est un peu au centre de toutes mes réalisations
postérieures. On y voit aussi les qualités d’un objet de design qui incarne les quatre paramètres du design industriel : la technologie, la fonctionnalité, la culture et la beauté. Grâce à mon procédé, on peut réduire l’épaisseur de la matière par trois, ce qui représente beaucoup d’économies. Je travaille différemment aujourd’hui où je suis actif dans l’art design. Dans ce genre de séries limitées, les exigences sont différentes du point de vue du coût de production. Alors qu’en design industriel, le prix de revient d’une chaise est connu avant même
que son dessin soit achevé.
Comment avez-vous démarré ?
J’avais un atelier que j’ai pu louer pour trois fois rien puis rénover. En 1998, je n’en pouvais déjà plus de fabriquer des meubles. Je passais ma vie à m’occuper d’erreurs de pliage au millimètre près. J’ai énormément appris à ce moment-là, tant au niveau de la production que de la distribution. J’étais obligé d’être au point, il fallait fournir ! Je ne gambergeais pas devant un écran d’ordinateur… Très vite, j’ai atteint les limites des possibilités du pliage artisanal. J’ai lancé à ce moment-là la table Quatre Pattes en aluminium. Une fois que j’ai arrêté l’auto-production en 1998, je n’ai plus jamais eu d’atelier en propre. J’ai transformé mon espace en bureau et j’ai loué le rez-de-chaussée à un restaurant
pour pouvoir garder au même endroit mon bureau et mon chez moi.
Comment avez-vous fait pour durer ?
J’avais un deal avec un promoteur immobilier : pour occuper les lieux, je payais toutes les charges. Ainsi, il était chauffé et entretenu, ce qui empêchait de le détruire. J’ai quitté les lieux il y a seulement trois ans. Payer trois fois rien m’arrangeait car je pouvais me consacrer à la création sans besoin d’un boulot alimentaire. Même si deux jours après mon installation, je me suis rendu compte que la maison était de travers et que j’ai ensuite dû vivre au-dessus d’un restaurant de taxis. Peu importe, j’étais totalement libre. Puis un jour, on sonne à ma porte. L’héritier
d’un groupe immobilier suédois vient m’annoncer que la maison va être vendue. Je ne pouvais pas racheter cet espace mais en sous-louant une partie, j’ai eu suffisamment de revenus pour l’acheter. Entretemps, j’ai aussi vécu avec ma compagne de l’époque dans un véritable palais néo-gothique. Une
tour, des escaliers avec des espaces énormes… Une maison achetée pour pas grand-chose en vente publique. J’y vivais à mi-temps et j’y donnais mes rendez-vous.
Que vous a valu l’exposition de votre fameux Banc au Salon Satellite de Milan ?
Beaucoup de contacts… Je l’ai terminé en janvier 2000. Au départ, ma volonté n’était pas de communiquer mais de dessiner un banc évident. En avril, je loue un double stand au Salone Satellite avec les subsides attribuées par la région mais j’ai dû avancer tout l’argent. Je n’ai pas dormi de la semaine du Salone. J’exposais une vingtaine de pièces de la fi n de mes études aux années 2000. Le Banc a eu un succès énorme. J’ai vu Terence Conran se coucher par terre pour voir s’il tenait bien ! J’ai rencontré Giulio Cappellini, les De Padova, Boffi , Zanotta et MDF Italia, avec qui j’ai travaillé. En 2001, j’ai repris un stand et j’ai rencontré les gens de Driade. Mon installation cette année-là était sur le thème du bureau. J’avais fait La Grande Table en complément du Banc.
Vous avez été conquis par l’Italie ?
J’ai eu la chance au début des années 2000 de travailler avec les fondateurs des compagnies. Bruno Fattorini de MDF Italia m’a tout de suite compris. Avec Umberto Cassina, aujourd’hui chez MDF Italia, on a pris plus de temps pour se comprendre. Nous avons récemment sorti une nouvelle chaise qui porte mon nom bien que j’ai toujours voulu que ce soit mon travail qui me vende et non le contraire. En Italie aujourd’hui, de moins en moins de gens sont capables de saisir le réel intérêt d’un projet. Ajoutez la crise et le fait que beaucoup de leviers sont aux mains de financiers et vous comprendrez pourquoi la vision purement comptable prédomine. À Bruxelles, vos abribus vont essaimer dans toute la ville… J’avais un cahier des charges extrêmement précis. L’idée n’était pas de réinventer l’abribus, mais de s’arranger avec toutes les contraintes pour concevoir un truc qui ait un peu d’allure. La structure se devait d’avoir des poteaux arrière et une certaine largeur. Banc et dossiers anti-graffi ti sont assez ajourés
pour qu’on ne puisse pas cacher de bombes dessous…
Le projet le plus difficile à réaliser ?
Celui qui a le plus de types d’intervenants différents. C’est le pire. Je préfère travailler avec un éditeur et un fabricant. Ce schéma triangulaire me permet d’intervenir des deux côtés. Afin de veiller à ce qu’on ne prenne pas mon projet pour en faire un truc qui lui ressemble mais qui n’est pas le mien.
Les pragmatiques du marketing ont-ils autant voix au chapitre qu’on le dit ?
Chez ceux avec qui je travaille, non. Mais chez d’autres, oui. Le concret de la production pour moi, c’est ma chaise OXO pour Kristalia. Produite en Chine, sa fabrication est complexe. Il a fallu faire appel à plusieurs usines, vérifier si toutes les soudures tenaient bien et faire passer tous les tests de résistance possible. Nous avons au final obtenu une chaise à 300 €. Intemporelle, elle peut rentrer partout sans besoin de faire la marrante.